Gualtiero : Javier Camarena
Ernesto : Franco Vassallo
Goffredo : Antonio Di Matteo
Itulbo : Gustavo De Gennaro
Imogene : Marina Rebeka
Adele : Sonia Fortunato
Orchestra e Coro del Teatro Massimo “Bellini” di Catania, dir. Fabrizio Maria Carminati
Il Pirata
Melodramma en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé au Teatro alla Scala de Milan le 27 octobre 1827.
3 CD Prima Classic. Enregistré en août et septembre 2020 au Teatro Sangiorgi de Catane. Notice de présentation en anglais et en italien. Durée totale : 161:31
Un APPASSIONATO triplement justifié :
- pour l’excellence de l’interprétation, qui en fait l’actuelle référence discographique de studio ;
- pour le choix de l’œuvre, si peu enregistrée ;
- pour le courage de l’entreprise, les intégrales de studio d’opéras du XIXe siècle étant devenues rarissimes !
Un titre qui n’a pas toujours eu beaucoup de chance dans les salles d’enregistrement
Les gravures en studio du Pirata de Vincenzo Bellini se comptent sur les doigts de la main et force est de constater que l’œuvre n’a jamais eu beaucoup de chance dans les salles d’enregistrement. Jouant de son mythique timbre de velours, mais manquant sans doute de la projection qui sied au personnage d’Imogene, Montserrat Caballé avait ouvert la voie, en 1970, sous la baguette expérimentée de Gianandrea Gavazzeni et entourée d’une distribution de tout premier ordre avec l’Ernesto de Piero Cappuccilli et même, dans le rôle anecdotique de Goffredo, le jeune Ruggero Raimondi, malgré le Gualtiero brouillon de Bernabé Marti (EMI 1971/Warner). En 1994, Marcello Viotti, autre chef historiquement très bien informé, prend le relais pour seconder l’honnête travail de Lucia Aliberti, Stuart Neill et Roberto Frontali, dans leur incarnation du triangle amoureux (Berlin Classics). L’édition d’Opera Rara (2010/2012), sous la direction de David Parry, se focalise surtout sur l’Ernesto de Ludovic Tézier, face à une Carmen Giannattasio et à un José Bros quelque peu décevants.
Un choix courageux
À l’exception peut-être du répertoire qu’on a pris l’habitude, bien impropre, d’appeler baroque, les témoignages discographiques de studio se font de plus en plus rares pour les créations du XIXe siècle. Aux chanteurs voulant laisser une trace de leur art autre que les repiquages à la scène, il ne reste donc plus qu’à ouvrir leur propre maison de disques. Saluons donc la courageuse initiative de Marina Rebeka, comme jadis de la regrettée Edita Gruberova, d’avoir créé l’étiquette Prima Classic et d’avoir osé s’investir dans le choix de ce premier grand succès bellinien, manifeste du Romantisme opératique italien, affichant la première véritable scène de folie du genre, les airs de furie du siècle précédent ou la Nina de Paisiello appartenant à une tout autre esthétique. La production tient d’ailleurs à souligner sa démarche : « This is not a recording from a live performance », lit-on dans les crédits.
Enfin le pirate…
Relevons d’emblée que nous tenons là une version en tous points intégrale, comme déjà celle qui l’avait devancée d’une dizaine d’années, proposant toutes les reprises et le finaletto de l’acte II, bien que, nous le rappelle le texte d’accompagnement, le compositeur ait choisi de l’omettre lors de la création milanaise de 1827.
Il est des opéras où le rôle-titre est bien obligé de céder la vedette à l’héroïne. Il pirata, ou encore le Roberto Devereux donizettien, de dix ans son cadet, est l’un de ceux-là, et ce phénomène persiste même pour les reprises les plus récentes. Cela est un peu moins vrai pour l’actuelle prestation où Javier Camarena s’impose aussitôt pour l’intensité de son incarnation de Gualtiero. Immense chanteur, le ténor mexicain est entièrement chez lui dans le répertoire de Giovanni Battista Rubini et il nous livre ainsi une interprétation toute en délicatesse : les accents du récitatif précédant son air de présentation sont aussi émouvants que la cabalette est déchirante, tandis que la deuxième strophe de la cavatine donne libre cours à des ornementations d’une grande finesse ; son air de l’acte II nous livrant une leçon incomparable de diction et d’articulation.
…et Imogene toujours
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, grâce à une plus large diffusion du disque, certaines interprètes se sont emparées de leurs rôles majeurs, les associant à tout jamais à leur personne : Norma à Maria Callas, Elisabetta (Roberto Devereux) à Leyla Gencer, Adriana Lecouvreur à Raina Kabaivanska, Minnie (La fanciulla del West) à Renata Tebaldi, voire Isabella (L’italiana in Algeri) à Marilyn Horne, Semiramide à Joan Sutherland, Alaide/Agnese/la straniera à Renata Scotto, Elisabetta di Valois à Montserrat Caballé (Don Carlo, en italien), Aida à Leontyne Price, Mimì (La Bohème) à Mirella Freni. Cela est aussi vrai pour Imogene, et sans doute pour Anna Bolena ou Lady Macbeth, renvoyant sans détour à l’interprétation scaligère de la cantatrice gréco-américaine. Marina Rebeka s’empare ardemment de son personnage dont la sortita, introduite par un récitatif impérieux, est aussi incisive que la cabalette, légèrement voilée, est solidement menée ; la scène de folie nous plonge dans la tristesse la plus profonde, conjuguée sur les notes langoureuses du cantabile, et atteint dans l’allegro l’apogée du raffinement de cet ouvrage de broderie.
Et lorsque la protagoniste partage avec son ancien promis un premier duo au tempo d’attacco enflammé, c’est le théâtre qui prend le dessus, préludant à un cantabile qui tire les larmes. De même pour le numéro correspondant de l’acte II, évoluant vers le trio avec Ernesto, qui se singularise par sa cohésion et par l’entente entre les trois interprètes. Franco Vassallo se révèle plutôt élégiaque dans le cantabile de son air d’entrée, tandis qu’il maîtrise constamment, sans tomber dans l’excès, la vaillance de sa cabalette dont la reprise lui permet des variations captivantes. Le duo de l’acte II avec son épouse n’en devient que plus intense, malgré une baisse sensible dans la subtilité de l’approche.
Fabrizio Maria Carminati dirige avec maestria, soutenant de bout en bout ses interprètes et des chœurs très participatifs.
Une édition soignée
L’édition est très soignée dans la présentation. Le livret, ainsi que l’étude de Domenico Di Meo ne sont proposés que dans l’original italien et dans leur traduction en anglais, au détriment du français et de l’allemand, mais il est vrai que les multinationales, et les maisons françaises, négligent systématiquement l’italien dans les notes introductives, même lorsqu’il s’agit d’œuvres italiennes, et que les livrets en français ou en allemand ne sont que très rarement traduits en italien. On ne récolte que ce que l’on sème… Empruntée à la production d’Opera Rara, la traduction du livret est signée par rien d’autre que Jeremy Commons, ce qui nous induit à penser que les deux enregistrements ne sont nullement concurrentiels.
Dans la distribution de la troupe d’origine le prénom de Rubini est décliné dans son entier, Giovanni Battista, sans céder à la mode qui a piqué certains de nos confrères, surtout dans la presse écrite, de l’appeler régulièrement Gio.Battista, dans un effet d’américanisation avant la lettre absolument anachronique (Joe ?). La fréquentation assidue des livrets d’opéra de l’époque nous permet de certifier qu’il ne s’agit sûrement pas d’un nom de scène et que l’abréviation, récurrente même pour d’autres chanteurs, n’est qu’un raccourci topographique.
Après Callas
Une version absolument indispensable donc pour les amateurs du studio. Pour les passionnés des enregistrements en public qui ne se soucient guère des aléas de la prise de son approximative de la fin des années 1950, on reviendra toujours vers le repiquage du Carnegie Hall, en janvier 1959 (EMI/Warner), avec une Callas somptueuse, toujours en pleine possession de ses moyens.