Tassis Christoyannis, baryton
Jeff Cohen, piano
24 Mélodies de Gounod
1 CD Aparté / Palazzetto Bru Zane, 2018 (enregistré en décembre 2017)
Pour découvrir le talent de mélodiste de Gounod, ce CD est idéal : l’interprétation de Tassis Christoyannis est en tout point exemplaire.
Je découvre sur le tard cet album que Tassis Christoyannis a consacré aux mélodies de Gounod (le CD est sorti en 2018), mais je l’ai écouté avec tant de plaisir que j’en propose ici un compte rendu, espérant contribuer à lui donner, à mon tour, toute la visibilité qu’il mérite.
Si les opéras de Gounod sont bien connus du lyricophile (et encore… Faust et Roméo, certes, sont régulièrement montés, mais Mireille, Sapho, Polyeucte, La Reine de Saba se font bien rares…), ses mélodies, à de rares exceptions près (la Sérénade, Medjé,…) sont aujourd’hui assez oubliées. Le premier mérite de ce CD, enregistré à l’initiative du Palazzetto Bru Zane, est donc de nous faire découvrir un florilège de pages tirées d’un catalogue qui en comporte près de 150 ! Au fil des quelque 30 mélodies retenues, on s’étonnera de l’inspiration quasi constante du musicien, l’intérêt ne retombant presque jamais ; on appréciera l’extrême variété de son talent, qui s’épanouit autant dans la galanterie que dans l’élégie ou la déploration tragique ; on s’amusera à comparer les versions qu’il propose de La Chanson du pêcheur de Gautier (« Ma belle amie est morte ») à celles signées Offenbach ou Berlioz, et surtout aux célèbres stances que chante Sapho à la fin de l’opéra homonyme (« Ô ma lyre immortelle »), sur une musique extrêmement proche de la mélodie composée en 1841 sur le poème de Gautier. La variété des formes (les structures strophiques avec, parfois, la présence de refrains, alternent avec des formes de facture plus libre, tels la seconde version de Ma belle amie est morte ou encore l’étonnant Je ne puis espérer) contribue encore à éviter tout risque de monotonie.
La Chanson du pêcheur par Tassis Christoyannis
Sapho : "Ô ma lyre immortelle par Régine Crespin
Mais ce qui fait tout le prix de cet album c’est l’art suprême, le naturel, la classe avec lesquels Tassis Christoyannis s’approprie chacune de ces mélodies. C’est peut-être la notion de sobriété qui vient tout d’abord à l’esprit pour qualifier l’art du baryton grec ; une sobriété qui n’est en rien une froideur, et qui laisse s’épanouir librement une émotion d’autant plus prégnante qu’elle est discrète et mesurée, et qu’elle fuit l’excès, le pathos, l’ampoulé – lesquels sont les meilleurs fossoyeurs de ce répertoire que d’aucuns ont tôt fait de qualifier de désuet, ringard ou larmoyant lorsqu’il est plombé et dénaturé par une interprétation inadaptée. Si le chant de Tassis Christoyannis nous touche autant, c’est qu’il est en soi, tout simplement, un modèle de style et de technique, mais une technique à ce point accomplie qu’elle se fait oublier : il faut une attention soutenue pour remarquer toutes les prouesses vocales effectuées par le baryton. Les impalpables diminuendi qui terminent tel vers, telle phrase, l’usage savant de la voix mixte (superbes « toujours » des arabesques vocales concluant les strophes de la Sérénade) et du chant piano, l’impeccable tenue du souffle (la septième strophe de Venise, « Laissons la vieille horloge… », est chantée sans que le baryton reprenne sa respiration !) passent presque inaperçus tant ils sont suprêmement maîtrisés. Ne reste plus que le plaisir hédoniste de l’écoute d’une voix qui s’écoule sans heurts, le plus naturellement du monde, sans afféterie aucune, sans effort apparent. Enfin, last but not least, on ne perd pas une miette des poèmes qui semblent tout autant déclamés que chantés. Voilà qui met à mal une formule entendue trop souvent et parfois infondée : « Faisons chanter les œuvres françaises par des interprètes français ». Il conviendrait de dire plutôt : « « Faisons chanter les œuvres françaises par des interprètes qui savent chanter en français », fussent-ils coréens, américains, espagnols ou grecs ! Tassis Christoyannis est de ceux-là, ô combien, et plusieurs de nos compatriotes sont, dans notre langue, infiniment moins compréhensibles que lui.
L’accompagnement du toujours impeccable Jeff Cohen, aussi efficace lorsqu’il s’agit de poser une ambiance (la tristesse tourmentée et lancinante de la Chanson du pêcheur version 1841, l’élan irrésistible et enjoué de Au printemps) que de produire des sonorités imitatives (la course folle de la « petite fourmi sérieuse » dans Tombez mes ailes, le ressac des vagues se brisant sur les quais de la lagune dans Venise) achève de faire de ce CD un vrai petit bijou… à découvrir si vous ne le connaissez pas déjà !