Asmik Grigorian, soprano
Lukas Geniušas, piano
Dissonance, mélodies de Sergei Rachmaninov (1873-1943)
1 CD Alpha-Classics (sortie : 25 mars 2022)
On l’attendait depuis longtemps ! Asmik Grigorian et le pianiste Lukas Geniušas amorcent leur collaboration avec le label Alpha-Classics par un album consacré aux mélodies de Sergei Rachmaninov, dans les bacs à partir du 25 mars : d’ores et déjà un disque qui comptera.
Alors que nous sommes encore sous le choc de son incarnation récente dans sa bouleversante Lisa de La Dame de pique à Milan, la parution du premier album de la soprano lituano-arménienne Asmik Grigorian – enregistré à Paris en avril dernier – permet de rendre compte d’un disque passionnant consacré aux plus émouvantes mélodies de Rachmaninov.
C’est d’un travail d’orfèvrerie dont il nous est donné ici de rendre compte : dans l’élégant booklet aux photos noir et blanc particulièrement en situation, la soprano et le pianiste expliquent judicieusement que la notion de « Dissonance », issue de la treizième des quatorze mélodies constituant l’opus 34 qui donne son titre à cet album thématique, leur permet de cheminer côte à côte et de faire entendre leurs… consonances chez un compositeur qui fut, lui, souvent en proie à de multiples « conflits internes » !
Projet artistique passionnant et qui, en un peu plus de 45 mn d’audition et 19 mélodies – on devrait davantage écrire œuvres vocales dramatiques tant l’écriture en est fouillée – transporte l’auditeur dans un voyage sentimental au sens littéral du terme. Sans cette mièvrerie et ce pathos qui a longtemps poursuivi, injustement, la musique de Rachmaninov, c’est à une plongée au plus profond du Moi et du Tu amoureux que nous invite ce duo d’exception.
Atteignant d’emblée des sommets extatiques, « Dissonance » est, comme l’ensemble des 14 mélodies de l’opus 34, dédié à « Ré », alias Marietta Chaginian, poétesse et muse du compositeur au moment de la composition du cycle. Au-delà du potentiel érotique du texte, ce qui fascine d’emblée, c’est le déferlement symboliste de l’écriture et l’urgence dramatique du jeu de Lukas Geniušas rejoignant jusqu’à son paroxysme la voix de la soprano qui s’élève jusqu’à l’extrême aigu : on n’en sortira pas indemne.
Avec les mélodies de l’opus 4 – « Ne chante pas, beauté, en ma présence » et « Dans le silence de la nuit secrète » -, la nostalgie pour la terre géorgienne et les amours perdues qui étreignent l’auditeur sont directement issus de Borodine et des romances de Tchaïkovski : Asmik Grigorian y est évidemment chez elle tout comme dans la simple beauté de l’enfance qui traverse « Tu es comme une fleur » (opus 8).
Que dire des pièces au programme issues de l’opus 14, si ce n’est que l’on est subjugué par la force qui s’en dégage, en particulier dans les éblouissants « Torrents printaniers » que l’auditeur sans nul doute se passera en boucle ? Rarement, dans un disque récent, la communication de deux interprètes aura donné une telle impression d’aboutissement.
Composé en 1902, le cycle des 12 mélodies de l’opus 21 contient quelques fameuses pépites (« Crépuscule », « Autre Guitare », « Ici, il fait bon… », « Les lilas ») où l’art de la déclamation lyrique, voire agitée, se mêle merveilleusement aux plus doux pianissimi. Un instant, le texte de « Je ne suis pas un prophète » (Alexandre Kruglov) replace l’auditeur dans une tragique actualité : l’artiste, face à lui-même, n’est ni prophète, ni soldat : « Je ne suis pas le maître du monde. Par la grâce de Dieu, je suis un chanteur, mon arme est la lyre. Par la volonté de Dieu, je crée ; J’évite l’union avec le mensonge ; Avec des chants, je parle au cœur, dans lequel j’allume une étincelle divine. »
Soudain, l’auditeur est projeté bien loin de la musique de chambre et comprend que cet album lui parle d’humanité, tout simplement.
Dans ces propos liminaires, Asmik nous avait prévenus : « Il est conseillé d’écouter cet album avec le cœur. Chacune des mélodies de Rachmaninov apporte son histoire personnelle qui peut être ressentie en parallèle de celle de l’auditeur. »
Oui, c’est certain : un album dont on va parler !
1 commentaire
Les commentaires d’Hervé CASINI sont fouillés, recherchés et d’un professionnalisme évident. Ils sont un trait d’union entre la réalité du monde lyrique actuel et l’approche du mélomane – aussi passionné soit-il – avec cet immense art que sont le bel canto et l’opéra. Il en résulte un enrichissement supplémentaire et très précieux.
Merci Monsieur CASINI.