Benjamin Bernheim, ténor
Florian Sempey, baryton
Orchestre et chœur du Teatro Communale di Bologna, dir. Frédéric Chaslin
Boulevard des Italiens
Airs et duo extraits d’œuvres de Spontini (La Vestale), Cherubini (Ali-Baba ou les Quarante Voleurs), Donizetti (La Fille du régiment, La Favorite, Dom Sébastien), Verdi (Don Carlos, Jérusalem, Les Vêpres siciliennes), Puccini (Madame Butterfly, Tosca), Mascagni (Amica).
1CD Deutsche Grammophon, avril 2022.
Un programme entre incontournables, raretés et curiosités
Alors que Première Loge propose à ses lecteurs, depuis mars 2021, un feuilleton en 18 épisodes intitulé Les Italiens à Paris consacré aux œuvres françaises composées par Rossini, Donizetti et Verdi pour l’Opéra de Paris (le dernier épisode consacré à Jérusalem de Verdi peut être consulté ici), Benjamin Bernheim fait paraître un album (Boulevard des Italiens) qui pourrait presque passer pour une illustration musicale de notre série ! Le programme, à deux exceptions près, propose en effet des airs pour ténor tirés d’œuvres composées par des musiciens italiens sur des livrets français, pour les scènes parisiennes ou monégasques. Les deux exceptions concernent deux opéras de Puccini, Madame Butterfly et Tosca, bien sûr composés sur des livrets italiens – pour la Scala et le Teatro Regio de Turin. Ces deux extraits sont parmi les plus dispensables de l’album, celui de Tosca surtout : la nécessité de trouver des paroles françaises « collant » plus ou moins à la mélodie imaginée par Puccini conduit le traducteur/adaptateur Paul Ferrier à proposer un texte dont la correction est pour le moins très approximative (« Ô de beautés égales, dissemblance féconde » !), ou dont la maladresse ne peut que susciter le rire (« Mais Tosca, tout de même, / C’est toi seule que j’aime ! »). Le « Adieu, séjour fleuri » de Pinkerton est plus intéressant (malgré un très inélégant « A-adieu, a-adieu ! » là où le Pinkerton italien chante « Ah ! son vil ! Ah, son vil ! »), dans la mesure où il s’agit d’une adaptation de la page par Puccini lui-même, laquelle adaptation sera retraduite en italien pour devenir la version « finale » de l’air, comme l’explique Alexandre Dratwicki dans une notice au titre très Première-logesque : « Les Italiens à Paris » ! Une notice au demeurant très documentée, même si, concernant Rossini dont aucune page n’a été retenue dans le programme, certaines affirmations mériteraient d’être nuancées : Moïse et Pharaon, Le Comte Ory ou Le Siège de Corinthe sont vraiment très loin de n’être que de « simples traductions » de Mosè in Egitto, Il Viaggio a Reims ou Maometto secundo…
Le programme comporte plusieurs pages très célèbres : les extraits tirés de La Fille du régiment, La Favorite, Dom Sébastien ou Don Carlos sont bien connues des mélomanes. L’air de Gaston « Je veux encore entendre » (Jérusalem) également, plusieurs fois gravé dans ses versions française et italienne. Pourquoi ne pas avoir plutôt retenu la grande scène du jugement de Gaston, bien plus rare, et qui est sans doute l’une des plus dramatiques et impressionnantes composées par Verdi pour la voix de ténor ? Cela aurait permis en outre à Benjamin Bernheim de s’illustrer dans le registre de l’héroïsme et de la révolte, qui n’est guère représenté que par l’air de Licinius (La Vestale) dans ce programme faisant la part belle à l’élégie ou la plainte amoureuse.
L’air de La Vestale, précisément, fait partie des raretés que l’on est très heureux de découvrir sur ce CD, avec celui des Vêpres siciliennes (il s’agit de la romance alternative composée pour Henri au quatrième acte) ou d’Ali-Baba de Cherubini – connu cependant des discophiles dans sa version italienne, captée à la Scala en 1963, avec Teresa Stich-Randall et Alfredo Kraus. Enfin, l’air d’Amica de Mascagni (œuvre créée à Monte-Carlo en 1905) est pour nous une absolue découverte !
L'excellence de l'interprétation
Quel meilleur ambassadeur aujourd’hui que Benjamin Bernheim pour ce programme franco-italien ? Le ténor possède en effet dans la voix une chaleur et une luminosité parfaitement adaptées à l’esthétique italienne, mais il fait montre également d’une clarté dans l’élocution [1], d’une rigueur stylistique, d’une sobriété qui conviennent parfaitement au lyrisme souvent plus mesuré du répertoire français. La maîtrise du souffle, les respirations, toutes placées judicieusement et effectuées très discrètement, permettent de ne jamais briser un legato particulièrement soyeux. La voix mixte et la voix de tête sont suprêmement maîtrisées : elles ne donnent jamais l’impression d’un artifice ou d’une coquetterie plaquée sur la ligne de chant, mais s’intègrent parfaitement à la phrase musicale et sont, qui plus est, toujours utilisées à bon escient, en parfaite adéquation avec ce que dit le texte chanté : quel bonheur d’entendre ainsi des expressions telles que « celle qui désormais règnera dans mon cœur » (Don Carlos), ou le « J’ai l’amour d’une femme » qui clôt l’air de Dom Sébastien, le « bel ange » final de Jérusalem ou encore le « Rendez-moi ce que j’aime » d’Ali-Baba empreints de douceur et non hurlés à pleins poumons ! Fort heureusement, tout n’est pas que technique dans le chant de Benjamin Bernheim, et la sensibilité, l’émotion sont aussi des caractéristiques essentielles de son art. L’air de Don Carlos, avec la subtile et difficile alliance de tendresse, de retenue et de fougue qui caractérise le personnage de l’Infant, est ainsi selon nous l’un des plus beaux et des plus touchants qui aient été légués au disque. Un rôle dans lequel le ténor devrait exceller, et dont on espère qu’on le lui proposera bientôt…
Don Carlos : récitatif ("Fontainebleau, forêt immense")
Don Carlos : air ("Je l'ai vue")
Signalons pour finir la réplique sobre et idiomatique apportée par Florian Sempey en Posa, et l’excellence de l’Orchestre de l’Opéra de Bologne, dirigé par Frédéric Chaslin, lesquels ne se contentent pas d’ « accompagner » le chanteur mais prennent soin de créer une atmosphère propre à chaque morceau (l’ambiance feutrée et mystérieuse des premières mesures de l’air de Fontainebleau dans Don Carlos, la grandeur tragique de l’air de Licinius dans La Vestale), avec maints détails bienvenus (les traits convulsifs de la clarinette dans le récitatif de Carlos, semblant annoncer déjà le déséquilibre psychologique du héros éponyme ; la ponctuation haletante de l’orchestre, imitant les battements du cœur de Tonio lorsque celui-ci chante qu’ « à l’espoir [s]on cœur se livre »). Cerise sur le gâteau, une prise de son d’un grand naturel, qui ne surexpose pas la voix mais la fait entendre comme on l’entendrait… à l’opéra !
Retrouvez ici Benjamin Bernheim en interview !
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[1] Au point qu’on entend un peu trop nettement une petite liaison mal-t-à-propos dans l’air de Tosca (« Et toi beauté qui m’es-t-inconnue ») : dommage qu’il ne se soit trouvé personne pour le remarquer et faire faire une nouvelle prise !