CD – Offenbach, Le Voyage dans la Lune
Le prince Caprice : Violette Polchi
Fantasia : Sheva Tehoval
V’lan : Matthieu Lécroart
Microscope : Raphaël Brémard
Le roi Cosmos : Thibaut Desplantes
Cactus : Christophe Poncet de Solages
Le prince Qui pass’ par-là : Pierre Derhet
La reine Popotte : Marie Lenormand
Flamma / Adja : Ludivine Gombert
Chœur et Orchestre de l’Opéra national Montpellier Occitanie, dir. Pierre Dumoussaud
Le Voyage dans la Lune
Opéra-féerie en quatre actes et vingt-trois tableaux de Jacques Offenbach sur un livret d’Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier d’après Jules Verne, créé le 26 octobre 1875 à Paris, théâtre de la Gaîté
2 livres-CD Palazzetto Bru-Zane, 27 mai 2022
Les articles de presse (presque tous très élogieux) réunis dans le petit dossier concocté par Alexandre Dratwicki tordent le cou à l’image d’un Offenbach maltraité par les journalistes et le public après la défaite de Sedan : si le musicien dut effectivement affronter certaines diatribes au mieux franchouillardes (tel le ridicule « Place aux autres, place aux nôtres ! » de Gustave Bertrand dans Le Ménestrel à l’occasion de la création de Fantasio à l’Opéra-Comique en 1872, le journaliste oubliant tout simplement, lorsqu’il signe son papier, qu’Offenbach est français… depuis plus de dix ans !), au pire ouvertement racistes et antisémites, il n’en renoua pas moins assez rapidement avec le succès, s’orientant vers de nouvelles voies plus à même de satisfaire un public peut-être moins friand d’absurdités, de loufoqueries et de parodies qu’avant-guerre. Parmi ces nouvelles voies, la féerie, à laquelle Offenbach s’était déjà essayé en 1872 avec Le Roi Carotte, soit trois ans avant la création du Voyage dans la lune. Dès lors, une question se pose : quelle est la part de la musique dans le succès rencontré par les féeries de l’époque, où l’aspect visuel et la dimension sensationnelle de la mise en scène deviennent la composante essentielle du spectacle ? La lecture des didascalies du Voyage dans la Lune laisse songeur : vingt-trois tableaux, de nombreux changements à vue, une éruption volcanique, un lever de Terre, un voyage en obus, l’arrivée d’un dromadaire sur scène, des précipices béants au sein d’immenses glaciers, un palais de verre, un « obus censé avoir vingt lieues de long, dont le canon s’étend à travers la campagne, au-dessus des villes et des villages, et qui se perd au sommet d’une montagne élevée »,… : tout semble avoir été mis en œuvre pour émerveiller le public et lui offrir, visuellement, une soirée inoubliable.
Pourtant, la musique, à en croire les critiques de l’époque, est aussi l’une des clés expliquant le très grand succès de l’œuvre. De fait, l’écoute de cette première intégrale du Voyage dans la Lune confirme la (très) bonne impression laissée par la partition sur les spectateurs de 1875. Certes, en ces années 70-80, l’inspiration mélodique d’Offenbach (l’une des plus intarissables de toute l’histoire de la musique), se fait parfois un peu plus laborieuse et plus inégale – mais n’est-ce pas aussi, dans le cas précis du Voyage dans la lune, la faute du livret, certes amusant par plusieurs aspects ( la mise en perspective des us et coutumes terrestres et lunaires, avec notamment la façon de rendre la justice sur la Lune, ou le rôle que l’on y octroie aux femmes, tantôt « utiles », tantôt « décoratives » !) mais totalement dépourvu de tension dramatique ? Pourtant, l’œuvre nous paraît musicalement supérieure à Maître Péronilla, récemment lui aussi rendu à la vie, toujours par les bons soins du Palazzetto Bru Zane. Le thème de la Lune, entendu dans l’ouverture – et qui sera repris dans la version des Contes d’Hoffmann de Vienne (1905) pour l’air de Dapertutto : « Scintille, diamant » – est splendide, l’évocation du paysage lunaire, à l’entracte du deuxième acte pour courte qu’elle soit, est très réussie, le « lever de Terre » final exaltant, le duo des Pommes adorable, et la valse « Monde charmant » est peut-être l’une des plus belles composées par le musicien… Et surtout, Offenbach retrouve ici ou là sa verve et son entrain légendaires : le finale du troisième acte (« Il neige ! »), le ballet du quinzième tableau, le cancan qui clôt la scène de la vente aux enchères (« Time is money ! ») sont irrésistibles. Fidèles à ses anciennes habitudes, Offenbach inclut dans le genre bouffe des allusions à des scènes ou situations empruntées à des genres plus nobles : le grand opéra (les adieux de Fantasia et de ses dames d’honneur, possible clin d’œil à ceux d’Elisabeth à ses compagnes dans Don Carlos), ou l’opéra-comique (la vente aux enchères ne pouvait qu’évoquer celle du deuxième acte de La Dame blanche !) Certaines allusions à l’actualité viennent également pimenter le livret et la partition, telle l’amusante comparaison entre les voyages « en obus » et les voyages ferroviaires, les premiers étant appelés à faire grand tort « aux chemins de fer » ! Enfin, Offenbach renoue ponctuellement avec le pur absurde, comme dans les couplets des « huit gardes qui gardent les quatre gardes qui gardent les deux gardes qui gardent le garde qui garde la fille du roi » !
Pour redonner tout son sel à cette œuvre aujourd’hui bien oubliée, le PBZ a fait appel à une solide troupe de chanteurs-acteurs, où l’esprit d’équipe prime sur les performances individuelles, et de laquelle se distinguent notamment l’amusant roi V’lan (un lointain cousin du Général Boum ?) de Matthieu Léocroart, leprince Qui pass’ par-là au timbre agréable et à la diction claire de Pierre Derhet (qui semble disposer de bien des atouts pour ce type de répertoire), la Fantasia espiègle et agile de Sheva Tehoval, et le Prince Caprice plein d’énergie de Violette Polchi (même si on aimerait parfois un peu plus de rondeur dans son timbre…).
Maître d’œuvre de cette réussite, Pierre Dumoussaud trouve le juste équilibre entre énergie et délicatesse, évitant toute lourdeur ou toute vulgarité – deux travers auxquels n’échappent pas les plus grandes baguettes dans ce répertoire si délicat, où toute faute de goût peut vite prendre des proportions « hénaurmes » ! –, préservant la délicatesse et la poésie renfermées dans certaines pages, tels les « Couplets des Demoiselles d’honneur » (troisième acte).
Après les représentations du Voyage dans la Lune données tout d’abord à Montpellier (sans public…) puis ayant sillonné la France dans le spectacle imaginé par Olivier Fredj (très séduisant mais avec, hélas, de nombreuses coupures dénaturant l’œuvre, Covid oblige : il fallait que spectacle ne dépasse guère les deux heures…), voici une belle occasion de découvrir cette œuvre rare. Espérons que le Palazzetto ne s’arrête pas en si bon chemin et nous offre prochainement un enregistrement de l’excellent Pont des Soupirs, ou du merveilleux Robinson Crusoé…