Nicole Car, Jodie Devos, Véronique Gens, Chantal Santon Jeffery, soprani
Cyrille Dubois, ténor
Etienne Dupuis, baryton
Orchestre de chambre de Paris, Hervé Niquet direction
CD Jules Massenet, Songs with Orchestra, Palazetto Bru Zane, 2022
Des mélodies avec orchestre de Massenet ! On croyait ce genre en éclipse entre Berlioz, Duparc et Hahn, jusqu’à cette exhumation du Palazetto Bru Zane, promoteur de la musique française du XIXe siècle. Cultivé avec bonheur par le compositeur de Thaïs, il répondait notamment aux sollicitations d’artistes chevronnés des scènes européennes et aux programmations métissées du concert. Le bouquet de 24 mélodies dévoile son art nuancé d’entremêler voix, poésie et orchestration.
En 1898, le commentaire du critique Willy est une excellente clé pour percevoir les thématiques croisées du florilège présenté dans cet enregistrement : « On l’aime [Massenet] parce que, dans sa musique, frémit la sentimentalité vicieuse qui plaît aux demi-mondaines. Cette salade de coccinelles et de chapelles, de mondanité et de rêves, d’érotisme et de prière, enchante les Athéniennes de la Troisième République. »
Célébrer l’amour
Ce sont les poètes contemporains – majoritairement Armand Silvestre, mais aussi le librettiste Michel Carré, le secrétaire général de l’Opéra Jacques Normand, Suzanne Bozzani, etc. – qui inspirent le chantre de l’amour et de la féminité fin-de-siècle. L’évocation amoureuse est diversifiée : joyeusement hispanisante dans l’Hymne d’amour, tapageuse dans La Chanson de Musette, sensuelle par le biais d’interludes orchestraux dans Baiser-Impromptu, grandiloquente (comme à l’Opéra) dans Je t’aime. Notre préférence pour On dit ! s’explique à la fois pour la surprise maintenue d’une piquante saynète théâtrale et pour l’écriture concertante du violoncelle solo qui renforce ce dialogue amoureux avec la soprano.
Car les interprètes distillent ces expressions avec talent, heureusement sélectionnées pour leur spécificité. Du côté des soprani, l’expression et la diction souveraines de Véronique Gens (Le poète et le fantôme) magnifient l’ethos du souvenir, si cher au compositeur. Le timbre rafraichissant de Jodie Devos illumine la candeur juvénile de Si tu veux Mignonne (au lumineux contre-ut). Familière du rôle de Thaïs, Nicole Car nous projette vers la scène lyrique (Amoureuse), amante au grain de voix capiteux ; toutefois sa diction est loin d’être irréprochable. La souplesse de Chantal Santon Jeffery fait valoir les vocalises brillantes d’une précieuse Marquise. Du côté masculin, les couleurs et la diction inimitables du ténor Cyrille Dubois assurent une présence soutenue à chacune de ses prestations, dont bénéficie par exemple les balancements syncopés de Pensées de printemps. L’engagement du baryton Etienne Dupuis s’adapte aux différentes mélodies, avec une justesse parfois vacillante.
Planter un décor, une stylistique
Comme dans le salon de Madame Verdurin, les mondanités que véhicule la mélodie française de concert supposent un jeu de codes que publics, poète et compositeur ont intériorisé. Planter un paysage pittoresque dans une mini forme (en trois minutes) est l’un des codes que Massenet manie avec virtuosité.
Les paysages et ambiances climatiques du cycle Poème pastoral de J.-P. Claris de Florian sont l’une des réussites. Si l’on connaît la version originale avec piano de ce cycle de mélodies, l’enveloppe orchestrale de Crépuscule et celle franchement rurale d’Aurore sont captivantes. Tandis que la première célèbre la Nature (et coquines « les coccinelles couchées »), la seconde serine l’appel du coq par le truchement des bois (anches) avec un prosaïsme humoristique. L’autre versant qui court est le paysage provençal, que Massenet affectionnait par ses séjours méditerranéens. En témoignent le dialogue avec hautbois champêtre de Chant provençal, évidemment connoté à la Mireille de Gounod, ainsi que la farandole pulsée par le tambourin dans Pitchounette.
Un dernier décor englobe certaines mélodies, celui d’un XVIIIe siècle mythifié par la poésie, qui devient un exercice stylistique sous la plume du compositeur de Manon et du Portrait de Manon. Grâce à la direction nuancée d’Hervé Niquet, l’accompagnement néo-classique de ces fêtes galantes s’anime. Celui d’à Colombine (issue de la pantomime Le Roman d’Arlequin) ou celui du Menuet d’amour (extrait de Thérèse, opéra situé sous la Révolution française) séduisent par l’orchestration. En particulier l’allusion aux cordes pincées baroques (ici, pizzicati) et à la basse continue – arpèges humoristiques de basson. De même, la basse obstinée (Passamezzo) investit la mélodie Fleurs, seul duo vocal du florilège.
Du côté de la religiosité
Quantitativement minoritaire, la troisième thématique est soutenue par l’extrait orchestral Scène religieuse (de la musique de scène des Erinnyes). L’expression tour à tour méditative ou implorante de Vierge Marie est élargie par la profondeur orchestrale et le rideau saint-sulpicien de harpes.
Lorsque les six artistes lyriques excellent dans cette anthologie, ils s’inscrivent dans la filiation d’une diction et vocalité spécifiques à l’école française. Et rejoignent par là le métier des interprètes dédicataires de ces mélodies : les soprani Brunet-Lafleur, Marie van Zandt, Sibyl Anderson (créatrice de Thaïs), le baryton Jean Lassalle. Toutes ces personnalités sont révélées par les articles fournis de la plaquette du CD (A. Dratwicki, J.-C. Branger, H. Oléon) qui aiguisent la curiosité de l’auditeur. Et, on l’espère, celle des futurs programmateurs de concerts puisque le discrédit accordé à la mélodie française avec orchestre (avant Ravel) n’a plus lieu d’être !