Marc-Antoine Charpentier, Messe à quatre chœurs
Philippe Hersant, Cantique des trois enfants dans la fournaise
Enregistrement du concert donné le 21 février 2019 à l’Auditorium de Radio France.
1 CD Radio France, 2021
Ce disque restitue le concert qui eut lieu à l’Auditorium de Radio France en 2019, conçu autour de la Messe à quatre chœurs (1670 ?) de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), déterrée par Jean-Claude Malgoire il y a trente ans[1], avec en sus une commande adressée à Philippe Hersant (1948-). Ce dernier a logiquement écrit pour le même instrumentarium, en adoptant la même disposition spatiale des quatre chœurs de dix-huit chanteurs, chaque chœur étant accompagné d’un ensemble spécifique :
Chœur 1 : violons
Chœur 2 : violes
Chœur 3 : anches simples (hautbois et bassons)
Chœur 4 : cuivres (cornets, saqueboute et serpent)
Fruit d’une coproduction entre le Centre de musique baroque de Versailles (CMBV) et Radio-France, sous la houlette des deux chefs de chœur Olivier Schneebeli et Sofi Jeannin, l’opération souhaitait « illustrer le faste de la création musicale à la cour royale de Louis XIV » en réanimant cette Messe avec la troupe du CMBV au complet. Il n’est pas inutile de rappeler que le CMBV dispose de l’effectif caractéristique du répertoire du XVIIe siècle versaillais grâce à ses ensembles vocaux des Pages (25 enfants) et des Chantres (17 étudiants en chant baroque adultes), renforcés par la Maîtrise de Radio-France et par un orchestre nommé Les Symphonistes (un continuo qui semble s’être constitué pour l’occasion).
La Messe de Charpentier est l’une des seules au XVIIe siècle, hormis les pièces de Nicolas Formé et d’Henry Desmarest, à s’inspirer de la structure polychorale à l’italienne répartissant les chœurs aux quatre coins de l’église. Charpentier s’est en effet rendu en Italie, prend soin de préciser la place de chaque chœur, en référence à la symbolique de la Croix, que l’on retrouve partout. Cette spatialisation renforce les effets (quatuor d’enfants à la façon d’une sonnerie de trompette au début du Gloria), les contrastes et la diversité des combinaisons timbriques (par registres, avec ou sans les violons, etc.) ou l’enchevêtrement contrapuntique (par exemple sur « Confutatio » dans le Kyrie).
Il va sans dire que le disque ne restitue guère cette spatialisation sonore, et que par conséquent une bonne partie de l’intérêt du concert disparaît, ce qui altère le jugement que l’on peut avoir des œuvres et de leur interprétation. Ce disque est une sorte de témoignage à partir duquel notre imagination auditive et symbolique doit faire sa part, si l’on considère que cette Messe ne se réduit pas à son harmonie ou à sa polyphonie.
Il en va de même pour la pièce de Hersant, qui cependant est moins rivée à l’architecture chrétienne. La notion d’« immersion sonore », qui s’impose en art contemporain, a donc été précédée par les expériences spirituelles de l’époque baroque. A l’instrumentarium précité, Hersant ajoute trois voix d’enfants solistes.
Le Cantique des trois enfants dans la fournaise (2014) repose sur un texte poétique d’Antoine Godeau, évêque de Grasse mort en 1672, revisitant un passage du Livre de Daniel (chap. 3, 8-30 ; sqq). Cette œuvre fait immédiatement songer au Chant des adolescents (1956) de Karlheinz Stockhausen, pour bande 4 pistes spatialisées ; mais d’esthétique atonale opposée. Cette œuvre majeure de la musique contemporaine sonne le lancement de l’électroacoustique avec une forte symbolique historique (les « fours » de la Seconde Guerre mondiale) ; Hersant la cite dans son texte de présentation (livret, p. 7).
Le sujet est poignant puisqu’il s’agit de la mise en « fournaise » d’enfants qui s’en sortent grâce à l’intervention d’un ange. En fonction des versions de la Bible, il est question (ou non ![2]) d’une prière entonnée par les enfants ; passage clef, avec ses anaphores : « Bénis sois-tu, Seigneur… », et ses épiphores : « Et vous, le soleil et la lune, bénissez le Seigneur / Et vous toutes, pluies et rosées, bénissez le Seigneur !… », qui a engendré une prière chrétienne bien connue, le « Benedicite », et des textes poétiques plus personnels comme celui en dix strophes de Godeau : « Bénissez Dieu, troupes ailées, Anges qu’embrase son amour (…) Beaux cieux, gloire de la nature, Célébrez sa grandeur en vos divins accords…»
La musique de Hersant est surprenante dans la mesure où elle est entièrement tonale, dans une esthétique post-minimaliste assez répétitive, et repose sur des références baroques concernant les instruments[3], le procédé spatial, le texte et la symbolique spirituelle. Ce style répond bien aux critères de la « postmodernité » musicale que Béatrice Ramaut-Chevassus a décrits[4]. Hersant relie ces ambiances sonores et cette mise en espace timbrique au poème rempli de ce que le compositeur appelle des « climats » émotionnels et des « évocations de la nature ».
Bref, du baroque au contemporain, deux lumières bien différentes se succèdent. La première, divine et royale, solaire, de la croix à la résurrection ; la seconde, celle de la fournaise, tragique mais aussi libératrice. L’ensemble du disque est d’une grande qualité tant dans la prise de son que dans l’interprétation ; chaque voix est à la fois juste et agréable ; les chœurs sont conduits avec sensibilité, variant les couleurs au plus près du texte. Ajoutons que le livret est bien construit, avec en particulier une analyse musicale d’Olivier Schneebeli qui sait transmettre certaines clefs de l’écriture avec émotion et intelligence.
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[1] CD 2292-45614-2, La Grande écurie et la chambre du Roy, Erato, MusiFrance, Paris, Abbaye de Saint-Michel, 1991.
[2] Versions araméenne, grecque… La Bible traduite par Louis Segond ou la version d’André Chouraqui ne citent pas ce passage, au contraire de la Bible « Osty » et d’autres. Les premiers ne mentionnent aucune parole des enfants ; simplement, le roi constate qu’ils « vont » dans la fournaise. Les autres ajoutent la prière que fait un premier enfant, et, une fois l’ange apparu, s’emplilent des paroles de reconnaissance.
[3] Cf. d’autres pièces de lui comme les Vêpres de la Vierge inspirée des Vêpres, 1610, de Claudio Monteverdi.
[4] Paris, Que sais-je ?, 1998.