1/ Franz Schubert, Winterreise.
Benjamin Appl, baryton. James Baillieu, piano.
2/ Hugo Wolf, Orchesterlieder.
Benjamin Appl, baryton. Ienaer Philharmonie – Simon Gaudenz, direction.
Die Winterreise
Cycle de 24 lieder pour piano et voix, composé par Franz Schubert en 1827 sur des poèmes de Wilhelm Müller.
1 CD Alpha. Enregistré en octobre 2021 dans l’église St Silas de Kentish Town, Londres (69:19)
Orchesterlieder et Penthesilea
Lieder et poème symphonique de Hugo Wolf.
1 CD CPO, mai 2022 (60:06)
Le baryton Benjamin Appl nous interpelle à deux reprises en quelques mois. Deux enregistrements où le romantisme se décline de son aurore (Schubert) jusqu’à son déclin (Wolf) avec une voix et des interprétations qui séduisent et nous transportent. Deux enregistrements complémentaires par leur thématique, à connaître absolument !
À quarante ans, Benjamin Appl est loin d’être inconnu, ayant déjà frayé avec les plus grandes scènes internationales, ayant enregistré de nombreuses mélodies de Schubert, Schumann ou Brahms, l’intégrale des lieder de Mendelssohn ou des cantates de Bach. Partout, sans cesse, une attention aux mots, au sens, à l’histoire que raconte un lied. L’influence de Dietrich Fischer-Dieskau s’entend (il fut son dernier élève dans les années 2009-2012), comme celle de Christian Gerhaher, avec qui il travailla. Sa voix, ductile, ample, profonde, alliée à un vrai sens de la scène, nous conduit vers des chemins réellement enchantés – et personnels. C’est le cas avec le choix subtil des mélodies avec orchestres de Wolf. C’est l’évidence avec la force de son interprétation très personnelle du Winterreise schubertien.
Une œuvre au noir
Il y a mille façon d’interpréter le Winterreise, cycle chéri des barytons. Des classiques, version Hans Hotter ou Dietrich-Fischer Dieskau, aux iconoclastes comme la récente déconstruction-réinterpretation versant pop par Oliver Welter (chant et guitare électrique) et Clara Frühstück au piano. Chaque chanteur s’approprie l’œuvre, l’éclaire ou la dissèque, la fouille au plus loin de sa passion comme le font, hallucinés, Peter Schreir et Sviatoslav Richter ou bien, autre ténor, Ian Bostridge au travers de son formidable et indispensable livre consacré au cycle schubertien, pur miroir de ses interprétations en concerts ou au disque.
Avec « son » voyage d’hiver, Benjamin Appl n’échappe pas à la personnification. C’est d’ailleurs exactement ce que l’on attend des poèmes de Wilhelm Müller mis en musique par Schubert : ce cycle s’adresse à chacun de nous et là, moins qu’ailleurs, le seul beau chant ne suffit pas. Ce n’est pas du tout le sujet.
Bien sûr, faire un sort à chaque mot, à chaque syllabe n’est pas l’apanage d’Appl. Il suffit de songer à Christian Gerhaher chantant Schubert ou tout autre répertoire avec un confondant sens du naturel. Avec Benjamin Appl, il en va autrement : il s’agit d’une caractérisation qui pourrait se définir comme expressionniste. Travail sur le mot, la syllabe (voire un phonème, comme, parfois quelques « r »), mais aussi travail sur l’intention chantée ou cachée, soulignée ou suggérée : c’est un mélodrame que nous vivons, parfois à la limite du parlé-chanté, comme dans Die Krähe. Un conte glacé en vingt-quatre tableaux.
Tout commence dans une douceur, une pudeur, une retenue extrême, ourlées par le piano complice de James Baillieu. « Gute Nacht » donne le ton et le voyage commence, avec fougue et une inquiétude que la voix pianissimo rend palpable (Die Wetterfahne). Puis, Gefrorne Tränen nous fait entrer dans des contrées inquiétantes, celles des larmes gelées qui coulent sur le visage du voyageur. Ensuite, l’image figée d’Erstarrung prend des aspects fantomatiques, comme si l’ombre du Roi des Aulnes planait. La diction, les choix de Benjamin Appl se déploient et prennent tout leur sens, y compris dans quelques effets appuyés (Die Blumen sind erstorben, les fleurs sont mortes)
Tout au long du cycle, le baryton habite un personnage hanté, il adresse à l’auditeur un murmure (Der Lindenbaum), dessine un monde intérieur déchirant aux confins du silence, que le piano creuse encore, traversé par un cri (Wasserflut). Il avance, comme un somnambule dans l’univers glacé de Auf dem Flusse où son cœur saigne (son cri sur « Mein Herz » est déchirant). Là où Rückblick est impétueux, Irrlicht est mystérieux : « Tous les fleuves vont à la mer, toutes nos peines à la tombe. »
Rast est le reflet même d’une lassitude que la tempête ne parvient à soustraire de la présence de la mort. Frülingstraum , ce Rêve de printemps, est chanté comme un inaccessible, habité d’angoisse et d’amère solitude, ouvrant sur l’autre solitude implacable d’Eisamkeit.
Le chant d’espoir de Die Post semble bien fragile, comme happé par le doute en total contraste avec la mélodie joyeuse. Der Greise Kopf se fait moment suspendu, chanté en contraste avec le temps qui passe et fait vieillir à notre insu.
Die Krähe est désincarné. Letzte Hoffnung retrouve le ton halluciné (décidément, quel accompagnement du complice James Baillieu !). Le texte y invite : « Je pleure sur la tombe de mon espérance ». Im Dorfe poursuit ce climat secret (« J’en ai fini avec tous les rêves… ») Bien sûr, Der stürmilsche Morgen trouve le baryton plus chantant, conquérant même. Pourtant, tout n’est qu’illusion (Täuschung : « L’illusion seule est ma récompense ») et revient le temps du chant amer avec Der Wegweiser et Das Wirtshaus où l’auberge n’est que le cimetière où le voyageur souhaite s’arrêter pour toujours.
Le courage le reprend violemment avec Mut : « Allons gaiement de par le monde », et Appl fait alors entendre des accents alla Fischer-Dieskau. Mais aussitôt revient l’ombre de la nuit qui hante les trois soleils de Die Nebensonnen. Alors, dépouillé, désolée, résonne la mélopée du joueur de vielle. « Der Leiermann » est murmuré sur le souffle, s’effaçant. Fin d’un voyage qui hante la nuit, voyage solitaire – où le piano de James Baillieu souple dans ses intentions, ductile, se faisant liquide ou violent, toujours en phase avec le baryton, est un confident subtil.
Certains pourront trouver que Benjamin Appl en fait beaucoup. Pourtant, ce serait une erreur de passer à côté de ce voyage si personnel, profond, attachant – bouleversant.
Confidences de solitudes
Avec Hugo Wolf, changement d’atmosphère. D’abord en raison du choix d’un bouquet d’œuvres avec accompagnement orchestral, celui distillé par la Philharmonie de Iéna. Une prise de son aérée, spacieuse, met en valeur le travail d’accompagnement de son chef attitré, Simon Gaudenz, qui porte et soutient Benjamin Appl avec une magnifique élégance poétique. La seconde partie de l’enregistrement, consacrée au poème symphonique Pentésilée, permet d’ailleurs à l’orchestre de Thuringe de déployer de vrais sortilèges musicaux dans l’unique œuvre pour orchestre du compositeur, souvent évoquée, rarement donnée.
Mais avant cela, tout commence par le plus suave, le plus intérieur des lieder, Schlafendes Jesuskind, une confidence murmurée. Les couleurs de l’œuvre évoquent le Schumann des Scènes de Faust et d’emblée, la magie de la voix opère. Puis, c’est le lied Epiphanias, à la marche entêtante, aux rythmes variés, à l’humour enfantin, alors qu’Anakreons Grab est distillé sur un souffle. Avec Prometheus et son introduction musicale dramatique, le ton change. C’est un récit haletant, jeté au visage des dieux par le poème d’un Goethe exalté par l’écriture âpre de Wolf. Là plus qu’ailleurs se vit la lutte entre la divinité et le « moi » qui s’impose avec fureur. La tessiture est tendue dans l’aigu, révélant un léger manque de profondeur dans les graves. En contraste total suit alors An den Schlaf, une ode au sommeil captivante, d’une ineffable léthargie, aux couleurs mordorées tant à l’orchestre que dans la voix du baryton.
Tirées du Wilhelm Meister de Goethe, les trois Harfenspieler, visions du joueur de harpe, qui suivent nous happent à nouveau par cette orchestration diaphane, cette ligne de chant schumanienne, ce calme faussement serein. Le mystère plane, proche du silence, de l’angoisse qui flotte dans ce chant de solitude, abîmes d’un « cœur lourd », comme le note l’indication du premier chant.
Le temps s’est suspendu et reste évanescent avec Sterb’ ich, hymne à la mort (« Il me plait de mourir puisque je meurs pour toi ») comme avec la prière (Gebet) d’où un violon séraphique traduit l’aspiration chantée.
La confidence se referme avec un dernier lied, comme un hommage à Schubert tant par le thème du voyageur, Fussreise, que par le texte et l’instrumentation, avec une clarinette au commentaire aussi discret que subtilement espiègle. Là, le timbre subtil d’Appl se colore de nuances qui semblent, fugacement, rendre un pur hommage à Fischer-Dieskau.
Ces moments sont rares et à surtout ne pas manquer !