Raquel Camarinha (soprano), Lucile Richardot (mezzo soprano), Stéphane Degout (baryton), Sarah Nemtanu (violon), Emmanuelle Bertrand (violoncelle), Anne de Fornel (piano).
Intégrale des mélodies pour voix et piano de Nadia et Lili Boulanger, dont les cycles Les heures claires, Clairières dans le ciel.
Nadia Boulanger, Trois pièces pour violoncelle et piano, Petites pièces pour piano.
Lili Boulanger, Pièce ; Nocturne ; Introduction et cortège ; D’un matin de printemps (violon et piano) ; D’un soir triste, pour violoncelle et piano.
Ce coffret de la première intégrale des mélodies de Nadia et Lili Boulanger consacre la découverte d’un corpus passionnant tout en garantissant de profondes émotions. Grâce à la complicité des interprètes Lucile Richardot, Raquel Camarinha et du baryton Stéphane Degout avec les instrumentistes, un fleuve lumineux emporte les flux de Verlaine, Jammes, Maeterlinck, etc.
À gauche : Lili et Nadia Boulanger (1913), Agence de presse Meurisse. (© Bnf / Gallica)
Serait-ce le miracle de la sororité qui surgit de cette intégrale de mélodies, mise en résonance d’une sélection de pièces chambristes ? Nadia Boulanger (1887-1979) et Lili Boulanger (1893-1918) ont une trajectoire familiale intime, après le décès de leur père, compositeur et professeur au Conservatoire de Paris. Mais en outre, leur sensibilité musicale résonne de manière tantôt fusionnelle, tantôt émancipée au fil des 3 CD.
La courte vie de la cadette, arrachée par une maladie incurable à une carrière prometteuse après le Grand Prix de Rome (1913) est connue ; cependant son œuvre de mélodiste l’est insuffisamment, ce à quoi pallie le 3e disque de l’intégrale. Quant à la carrière de l’aînée Nadia, pédagogue sur deux continents, cheffe d’orchestre et de chœur, elle éclipse hélas sa créativité musicale dont elle affirmait dès 1920 qu’elle était désormais « inutile » (que de violence symbolique …). Dans les pas de Gabriel Fauré, qui accompagnait au piano la précoce Lili de 6 ans au salon familial, leurs premières mélodies saisissent la quintessence du vers dans une prosodie hyper soignée, tout en fluidifiant le galbe mélodique et les subtilités pianistiques, à l’instar La Bonne Chanson fauréenne. Leurs mélodies plus tardives s’animent de manière plus enjouée, notamment le cycle Heures claires, conjointement signé de Nadia et du pianiste virtuose Raoul Pugno (son mentor et amant), sur les tendres poésies d’ É. Verhaeren (Roses de juin). Quant aux audaces d’écriture de Lili, elles outrepassent les habituelles séductions du genre mélodie de salon, jusqu’à évoquer les liens indéfectibles de sœur (Deux ancolies ; Par ce que j’ai souffert).
On pourrait distinguer d’une part le groupe des mélodies lumineuses. Celles signées de Nadia scintillent avec une élégance non conventionnelle – Ecoutez la chanson douce (Verlaine) ou l’enveloppant duo vocal Allons voir sur le lac d’argent – ou bien s’embrasent lorsque le baiser volé surgit d’un Lied inattendu, O schwöre nicht und küsse nur, sur les vers d’H. Heine. Tout aussi lumineuses, mais davantage intériorisées, les mélodies de Lili explorent jusqu’aux « reflets profonds des choses » (Reflets de Maeterlinck). Dans le cycle Les Clairières dans le ciel (1914), elles baignent dans l’éclairage d’une Nature complice des amours sur les vers de F. Jammes (Les lilas qui avaient fleuri).
D’autre part, le versant triste, anxieux ou parfois tragique s’appuie sur la poésie symbolique de la Belle Époque, faisant écho aux souterrains de Pelléas et Mélisande. Chez Nadia, ce sont les visions picturales de Mon âme (A. Samain) ou les hallucinations outre-noir de Désespérance (Verlaine) qui charrient de bouleversantes émotions. Sans la matérialité des mots, ces expressions irriguent en sourdine les premiers mouvements des Trois pièces pour violoncelle et piano, dont Emmanuelle Bertrand restitue la nervosité. Chez Lili, compositrice de la complexité ou de la suspension harmoniques, de troublantes émotions s’épanchent du chromatisme tristanesque (Si tout ceci n’est qu’un rêve). Sur ce versant, l’attention portée au sujet féminin – une mère et épouse de soldat dans Soir d’hiver (sur les vers de Nadia), le [auto]portrait d’une jeune fille, Elle était gravement gaie, composé par Lili – traduit sobrement les affres de la Grande Guerre ou de la maladie. Toutefois, l’acmé du désespoir est atteinte Dans l’immense tristesse (vers de Bertha de Calonne), par l’acceptation apaisée du deuil. Poignante et ultime mélodie de Lili …
Interprète de la majorité du corpus, Lucile Richardot recrée sans afféterie la déclamation juste et raffinée des mélodistes de la Belle Époque, de Jeanne Raunay à Claire Croiza (une amie des sœurs Boulanger). Elle élargit ainsi son répertoire déjà impressionnant, du médiéval au baroque. La singularité de son timbre sans vibrato prend un relief expressif sur les ondulations que prodigue Anne de Fornel, muse de la poésie dans tout prélude ou interlude pianistique. Le soprano angélique de Raquel Camarinha est d’un doux contraste dans la modalité de Prière (H. Bataille), alors que l’ardeur romantique des diverses prestations de Stéphane Degout (S’il arrive jamais) prolonge ou sublime le plaisir d’écouter ce corpus révélé. Ce portrait à multiples facettes de Lili et Nadia est complété par les excellentes participations de la violoniste Sarah Nemtanu – l’insouciant Cortège, le Nocturne si debussyste – et d’Emmanuelle Bertrand. Ce coffret ne fait donc pas double emploi avec l’excellent album Mélodies de Lili et Nadia Boulanger, par Cyrille Dubois et Thierry Raës (Aparté, 2018), qui n’est pas une intégrale.
Entre Fauré et Debussy ou Ravel, il faut désormais compter avec le legs fabuleux des sœurs Boulanger !
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Pour aller plus loin …
- « Lucile Richardot, chanteuse et chercheuse de pépites », émission de la Matinale de France Musique, 13 février 2023 : cliquez ici !
- Alexandra Laederich (dir.), Nadia et Lili Boulanger. Témoignages et études, Lyon, Éditions Symétrie, 2007.
1 commentaire
A Sabine Teulon Lardic,
Merci pour la richesse des contenus !
Cordial souvenir !
Claudette Brunel