Turandot : Sondra Radvanovsky
Calaf : Jonas Kaufmann
Liu : Ermonela Jaho
Ping : Mattia Olivieri
Pang : Gregory Bonfatti
Pong : Siyabonga Maqungo
Timur : Michele Pertusi
Altoum : Michael Spyres
Mandarino : Michael Mofidian
Orchestre et Choeur dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, dir. Antonio Pappano
Turandot
Dramma lirico en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, créé au Teatro alla Scala de Milan le 25 avril 1926.
2 CD Warner Classics, mars 2023.
Les enregistrements discographiques d’intégrales d’opéras sont devenus trop rares pour ne pas se précipiter sur cette nouvelle version de Turandot, d’autant que pour l’occasion Warner a mis les petits plats dans les grands, avec une distribution réunissant certains noms parmi les plus célèbres du moment. L’enregistrement a été réalisé à l’occasion d’un concert qui avait créé l’événement à Rome il y a un an, non seulement en raison de la qualité de la distribution réunie, mais aussi parce que le finale retenu est le premier composé par Alfano : n’ayant pas retenu l’approbation de Toscanini, Alfano avait dû revoir sa copie et c’est dorénavant la seconde version qui est jouée sur quasi toutes les scènes du monde. Cette première version, pourtant, plus étoffée, n’est pas sans atouts : elle permet à Turandot d’accepter avec plus de naturel et de vraisemblance le sentiment amoureux qui la gagne, et apporte par ailleurs une conclusion particulièrement éclatante à l’œuvre.
Tout excitante qu’elle soit, la distribution n’est pourtant pas la raison première de notre admiration pour cette nouvelle version de l’ultime chef-d’œuvre de Puccini : c’est avant tout la direction d’Antonio Pappano – dont les affinités avec l’univers puccinien sont bien connues – qui séduit, à la tête d’un orchestre et des chœurs de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome en forme superlative. Elle se révèle éblouissante par son sens du coloris, grandiose dans les scènes de foule, saisissante dans la mise œuvre d’oppositions savamment calculées : écoutez l’impressionnant contraste, au premier acte, entre la sauvagerie du chœur « Ungi, arrota », et l’intense poésie d’un « Perché tarda la luna ? » dont les sortilèges orchestraux auront rarement été révélés avec autant de puissance. La direction de Pappano, pourtant, ne cède nullement au piège du pur hédonisme en ceci qu’elle ne perd jamais de vue la progression dramatique, avec, au-delà des pauses ménagées par le compositeur et ses librettistes (le trio Ping, Pang, Pang, le chœur qui ouvre l’acte III), une avancée constante et implacable de l’action. Heureux Londoniens qui, ce soir même, pourront apprécier la lecture de Pappano en live, à Covent Garden (avec Anna Pirozzi dans le rôle-titre) !
La simple lecture des noms des seconds rôles (Michele Pertusi en Timur, Mattia Olivieri en Ping, Michael Spyres en Altoum) suffit à se convaincre du soin extrême dont la distribution a fait l’objet. Dans ses courtes interventions, Michael Mofidian parvient à attirer l’attention de l’auditeur, par sa voix au grain superbe et une ligne de chant pleine de noblesse. Mais c’est bien sûr le trio Turandot/Calaf/Liù qui retient toute l’attention du mélomane. Les deux sopranos, notamment, suscitent la curiosité avant même l’écoute du CD : Sondra Radvanovsky et Ermonela Jaho sont deux artistes absolument bouleversantes sur scène. La première est la seule, à notre connaissance, à qui le public parisien ait demandé de bisser non pas un air de bravoure, mais le « D’amor sull’ali rosee » du Trovatore. Quant à la soprano albanaise, elle est l’une des rares à avoir suscité, à l’Opéra Bastille, des standing ovations à l’issue de ses Traviata ou Butterfly. Pourtant – et le reconnaître n’est pas faire injure à ces deux grandes artistes que nous aimons tout particulièrement –, leurs voix ne comptent peut-être pas parmi les plus belles du moment, ni, sans doute, les plus phonogéniques : c’est sans doute leur maîtrise technique (celle de Sondra Radvanovsky est époustouflante) et surtout l’émotion qui émane de leurs interprétations sur le vif qui marquent avant tout le spectateur. L’art de ces deux « bêtes de scène » allait-il se laisser apprivoiser par les micros de Warner ?…
Sondra Radvanovsky compte parmi les quelques chanteuses qui excellent aujourd’hui dans le répertoire belcantiste sérieux : outre Norma, Elisabetta de Roberto Devereux est un de ses grands succès ; et son spectacle (et CD) consacré aux reines donizettiennes a reçu un très bon accueil du public et de la critique. Elle s’aventure cependant parfois en-deça de ce répertoire (Médée de Cherubini), et fréquemment très au-delà, avec de nombreuses incursions dans le répertoire italien plus tardif (Tosca, Amelia du Ballo in maschera, Madeleine de Coigny, Aida,…) : elle est en cela l’une des rares dive à qui l’on puisse aujourd’hui décerner le titre d’ « assoluta », et si le choix du rôle redoutable entre tous de Turandot, pour étoffer la galerie de ses personnages, a surpris dans un premier temps, on se dit, finalement… pourquoi pas ? L’on sait, depuis l’incarnation de Joan Sutherland, tout ce que le portrait de Turandot peut gagner en humanité – et donc en intérêt – par une interprétation soucieuse des nuances et du chant legato, et qui ne soit pas seulement centrée sur les décibels et le « tape-à-l’oreille ». Avec les moyens qui sont les siens (et qui sont somme toute très différents de ceux de son illustre devancière australienne), Sondra Radvanovsky renoue avec cette image plus nuancée de la princesse chinoise (à la différence près que, contrairement à Joan Sutherland, la soprano canadienne peut se permettre d’oser le rôle en concert !) : la puissance vocale, l’autorité de la projection permettent de rendre compte du fanatisme intransigeant, violent, sanguinaire de la princesse. Mais le panel de nuances déployées dans « In questa reggia » ou dans le duo final (magnifique dernière réplique : « Conosco il nome dello straniero ! ») apportent au personnage une touche de fragilité, d’émotion, d’humanité particulièrement bienvenue – et absente de tant d’autres interprétations du rôle, contemporaines ou passées…
De la voix d’Ermonela Jaho, les micros surexposent sans doute le léger vibrato, et une relative absence de chair dans le grave. Mais que la voix devient belle et émouvante dans le registre aigu ! En termes de pureté vocale et de beauté sonore, il y a mieux, très certainement (Caballé, la jeune Tebaldi ?). Mais en termes de sensibilité et d’émotion, le portrait délivré par la soprano albanaise est on ne peut plus touchant.
Reste le cas de Jonas Kaufmann, dont certains déploreront une fois encore l’absence d’« italianité » dans la voix. Encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce qu’on entend par « italianité » : une voix italienne doit-elle nécessairement être claire et lumineuse ? Quoi qu’il en soit, ceux qui ont dans l’oreille le « Nessun dorma » de Pavarotti seront pour le moins surpris : avec une voix placée « en arrière » et des couleurs sombres et barytonnantes, Jonas Kaufmann n’évoque en rien le Calaf solaire et triomphant incarné par tant de ses confrères, italiens ou non. Mais là encore on peut se laisser séduire par cette incarnation originale, permettant de donner une épaisseur nouvelle à un personnage qui ne se réduit plus à la simple figure du Prince charmant conquérant et sûr de lui – d’autant que vocalement le ténor bavarois se montre en excellente forme et déjoue tous les pièges de la partition.
Une direction flamboyante, une distribution pour le moins originale, le choix d’un finale très rarement attendu : les raisons ne manquent pas d’écouter cette nouvelle version de Turandot, nullement redondante avec celles déjà enregistrées. N’hésitez pas !