Le Berlioz sans peine, ou presque !
Joyce DiDonato, mezzo =-soprano
Cyrille Dubois, ténor
Christopher Maltman. baryton
Coro Gulbenkian, Chœur de l’OnR, Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction musicale John Nelson.
Hector Berlioz, Roméo et Juliette – Cléopâtre.
2 CD 72’26 + 39’29. Enregistrés du 3 au 9 juin 2022, salle Erasme, Strasbourg
C’est peut-être le dernier volume de la série berliozienne enregistrée par John Nelson pour Erato. Après Les Troyens, La Damnation de Faust et Les Nuits d’été, il faudra se contenter d’une tétralogie puisque ce mois-ci, au lieu d’un nouveau Berlioz, c’est Carmen qu’aurait dû diriger le chef américain (finalement remplacé par Aziz Shokhakimov) à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et du chœur de l’Opéra du Rhin, dont on a pu constater l’excellence dans les premiers volets.
Ce Roméo et Juliette, écho d’un concert qui avait enthousiasmé notre confrère Pascal Lelièvre, est une nouvelle réussite, sinon en totalité, du moins en très grande partie. Ce qui frappe d’emblée, c’est la fluidité, le naturel avec lequel John Nelson conduit ses troupes : tout coule de source dans cette œuvre hybride, mélange de symphonie et de cantate où les deux protagonistes ne chantent jamais, mais où l’on entend une voix féminine évoquer leurs amours, Mercutio ironiser à propos de la reine des fées, et enfin Frère Laurent réconcilier les familles ennemies, le chœur ayant commencé par résumer le drame avant de revenir le ponctuer ici et là, et surtout pour le grand final à neuf voix. Dans Shakespeare, Berlioz a trouvé un écho de ses propres préoccupations pour concevoir un chef-d’œuvre hors-normes, mais avec John Nelson, tout s’enchaîne sans heurts. L’ouverture est moins violente, le chœur initial moins raide que parfois, et c’est peu à peu que la tragédie se noue, très logiquement puisque tout le début de la partition traduit l’amour avant de décrire la mort des amants, la direction se faisant alors beaucoup plus nerveuse.
Les solistes vocaux associent un pilier de l’entreprise nelsono-berliozienne, un nouveau-venu, et une voix déjà entendue au début de cette tétralogie. Iopas dans Les Troyens, Cyrille Dubois revient et livre une éclatante interprétation de l’air de Mercutio, d’une souplesse admirable, sans rien de métronomique, superbe de diction. Dommage que personne n’ait songé à préciser aux membres du Coro Gulbenkian, associé au Chœur de l’Opéra national du Rhin, qu’on attend une voyelle nasale dans « puis se rendort » : ici, Vérone est à Marseille car on entend « puis se rANNdort ».
Le nouveau-venu, dans le rôle du moine où Nicolas Courjal avait été annoncé, c’est Christopher Maltman. Le français du baryton britannique est de très bon aloi, même si l’on entend par instants qu’il ne s’exprime pas dans sa langue maternelle. On pourrait souhaiter un timbre plus grave, le personnage ayant jusqu’ici le plus souvent été confié à des basses, mais la tessiture est maîtrisée. Ce qui gêne un peu, c’est plutôt un vibrato désormais très présent, sans doute l’effet de rôles de plus en plus lourds.
Joyce DiDonato, enfin, reste celle sans qui John Nelson ne se serait peut-être pas lancé dans ce projet : après Didon et Marguerite, elle est ici la voix qui décrit ces « premiers émois que nul n’oublie » et elle le fait fort bien, avec toute la pudeur qui sied à ces couplets. Pourtant, dans un tout autre style, ce que le mélomane chérira surtout, c’est peut-être le complément de programme, la cantate Cléopâtre avec laquelle Berlioz manqua pour la troisième fois le Prix de Rome, en 1829. La mezzo américaine en livre une version d’anthologie, bouleversante par la vie dont elle anime la moindre phrase, le moindre mot. L’œuvre est géniale, la chanteuse touche au sublime tant le théâtre et la musique sont intimement liés, la voix répondant à toutes les intentions de l’actrice. Du très grand art.