Polydore
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes de Jean-Baptiste Stuck, livret de Simon-Joseph Pellegrin, créé à l’Académie royale de musique, le 15 février 1720.
3 CD Glossa, enregistrement réalisé à Budapest en septembre 2022.
Une admirable partition, servie au mieux par le Purcell Choir, l’Orfeo Orchestra (dirigés par György Vashegyi) – et une superbe distribution !
Jusqu’ici, pour le mélomane, le nom de Stuck n’évoquait guère qu’une cantate jadis enregistrée par Jennifer Smith et Thierry Félix avec Marc Minkowski, Héraclite et Démocrite, qui n’était pas la plus intéressante d’un programme où elle était associée à des œuvres de Clérambault et Collin de Blamont. Près de trente ans après la sortie de ce disque-là, on pouvait donc se demander à quoi ressemblerait Polydore, coffret de trois CD qui constitue, sauf erreur, la toute première intégrale d’un opéra de Stuck.
Il n’est peut-être pas inutile de préciser que, comme son nom ne l’indique pas du tout, ce Jean-Baptiste Stuck (1680-1755) était italien, natif de Livourne, et que c’est en arrivant en France, peut-être vers 1705, que Giovanni Battista devint Jean-Baptiste. Grand producteur de cantates françaises et italiennes, jouissant à partir de 1715 de la protection du Régent, il réussit à faire jouer trois tragédies lyriques à l’Académie royale de musique entre 1709 et 1720. Après l’échec en 1725 d’une quatrième, Orion, restée à l’état de projet, il reviendra à son premier métier de violoncelliste. Polydore semble être son meilleur opéra, qui fut repris en 1739 avec quelques remaniements.
De trois ans l’aîné de Rameau, Stuck compose une musique qui, à nos oreilles, n’est pas sans évoquer celle du Dijonnais : Polydore fut créé treize ans avant Hippolyte et Aricie, et il n’est pas question de prétendre que Stuck soit un génie au même titre que le père de Castor et Pollux, mais son opéra n’en est pas moins d’excellente facture et nous rappelle que Rameau n’est pas apparu dans un désert sonore. Polydore présente aussi l’avantage d’avoir un bon livret, de ce même Pellegrin auquel on doit aussi le texte du premier opéra de Rameau, livret que l’abbé tira lui-même d’une pièce qu’il avait précédemment écrite pour le théâtre : autrement dit, une tragédie conçue sur un modèle encore racinien, mais enrichie des divertissements indispensables sur la scène de l’Académie royale de musique. Le meilleur de deux mondes, en quelque sorte, qui offre à Stuck l’occasion d’écrire des récitatifs et des ariosos lourds d’émotions, et de proposer de riches scènes avec chœur et ballets. On est frappé par certaines audaces, par la grande beauté de certains airs, et enfin par la sécheresse stupéfiante de la fin du drame, achevé sur les seuls mots du roi Polymnestor qui se suicide, sans déploration générale, sans même aucune formule musicale conclusive.
Cette admirable partition, le CMBV a tout fait pour qu’elle soit parfaitement servie, en la confiant au chœur et à l’orchestre de György Vashegyi, qui dirige cette musique avec autant d’amour que de science. On connaît tout l’art que manifeste Tassis Christoyannis dans ce répertoire ; dans le rôle-titre, ce n’est pourtant pas un père noble qu’il incarne cette fois, mais un fils, le jeune amoureux de la princesse Déidamie, et il se montre tout aussi convaincant malgré ce radical changement d’emploi. Selon le nœud central de l’intrigue, Polydore, fils de Priam, croit être Déiphile, fils du roi de Thrace Polymnestor : avec ce dernier personnage, Thomas Dolié trouve lui aussi un rôle différent des « méchants » auxquels il est habitué. En père aimant qui découvre finalement la trahison dont il a été victime, son ultime monologue lui permet de déployer toute une palette d’affects. Cyrille Dubois, pour une fois, n’est pas le héros, mais collectionne cinq rôles secondaires (il en enchaîne trois rien qu’au premier acte), où il profite brillamment des airs virtuoses que lui confient les divertissements. Dans une tessiture plus grave, David Witczak interprète avec bonheur lui aussi trois de ces figures annexes. Dans les deux grands rôles féminins s’opposent deux sopranos idéalement taillées pour cette musique. Judith van Wanroij montre ici de quoi elle est capable dans un vrai rôle dramatique plutôt que dans un personnage léger, avec une diction et un investissement théâtral totalement irréprochables. Face à cette belle Déidamie, une voix que l’on n’a pas encore l’habitude d’associer aux productions du CMBV, mais que l’on espère retrouver souvent dans cette musique : Hélène Guilmette, Ilione qui, malgré sa jeunesse – bien que mariée à Polymnestor, elle est en fait la sœur de Polydore –, n’en est pas moins impressionnante en reine de Thrace, Stuck lui prêtant des accents pleins de grandeur tragique.