Ariane : Amina Edris
Phèdre : Kate Aldrich
Thésée : Jean-François Borras
Pirithoüs : Jean-Sébastien Bou
Perséphone : Julie Robard-Gendre
Eunoé, Première sirène : Marianne Croux
Chromis, Cypris, 2e sirène : Judith Van Wanroij
Le Chef de la Nef, 1er matelot : Yoann Dubruque
Phéréklos, 2e matelot : Philippe Estèphe
Münchner Rundfunkorchester, Chor des Bayerischen Rundfunks, dir. Laurent Campellone
Ariane
Opéra en 5 actes de Jules Massenet, livret de Catulle Mendès, créé à l’Opéra de Paris le 31 octobre 1906.
Livre-disque de 3 CD et 168 pages, Palazzetto Bru Zane, septembre 2023
Un péplum aux couleurs wagnériennes, signé Massenet
Auteur de vingt-sept œuvres lyriques, Jules Massenet a été trop souvent lié exclusivement aux noms de Manon, de Werther ou, pour les plus informés, de Thaïs. S’il existe des oublis qui ont longue vie, il est néanmoins impossible de nier qu’en ce début de XXIe siècle, une lente et graduelle renaissance de la production la moins connue du compositeur stéphanois a vu le jour. Dès les premières années 2000, les représentations liées à la Biennale Massenet avaient fait du théâtre lyrique de Saint-Étienne un laboratoire de travail exceptionnel, dont on ressent fortement le manque aujourd’hui. Des reprises d’envergure d’œuvres de Massenet telles : Amadis, Grisélidis, Panurge, Ariane avaient enfin retrouvé le public d’opéra, qui ne les avait pas vues depuis plusieurs décennies. Ces dernières années, la Fondation Palazzetto Bru Zane demeure probablement l’un des seuls centres de revalorisation des répertoires musicaux français tombés dans l’oubli,
dont les reprises — à la scène comme au disque — témoignent toujours d’un travail passionné entre recherche musicologique et qualité interprétative.
La reprise d’un grand-opéra d’inspiration mythologique tel que Ariane de Massenet a été voulue, malgré les énormes dimensions de la pièce, par la Fondation Palazzetto Bru Zane. Une opération courageuse qui a donné naissance à un enregistrement discographique de grande valeur.
Lithographie d'Albert Maignan (création au Théâtre de l'Opéra le 31 octobre 1906)
On peut tout d’abord louer le choix d’une distribution d’interprètes liée à l’univers lyrique de Massenet. Un lien incarné notamment par le chef d’orchestre Laurent Campellone, déjà directeur musical de l’orchestre stéphanois et grand connaisseur de la partition d’Ariane, qu’il avait déjà dirigée lors de la Biennale Massenet de 2007. Ici au plus haut de son art, Campellone est aux commandes du prestigieux Münchner Rundfunkorchester, dont la parfaite entente avec le chef nous offre un somptueux déploiement de variétés timbriques et une puissance sonore impressionnante. L’orchestre bavarois était bien sûr l’instrument idéal pour rendre justice à l’orchestration prodigieusement élaborée de Massenet, que l’on pourrait aisément comparer aux constructions les plus colossales de Richard Strauss. La direction dynamique de Campellone ajoute une effervescence juvénile au cœur d’un drame aux tons extrêmement changeants
et aux contrastes forts, où l’héroïque cède soudain le pas à la passion amoureuse ; où la gravité tragique et glauque de l’outre-tombe se colore soudain d’un ton élégiaque.
La partition de Massenet présente une structure extrêmement complexe, constituée de nombreux thèmes et motifs conducteurs, dans une toile formelle qui s’approprie et réinvente le procédé wagnérien du leitmotiv. Par conséquent l’invention mélodique est extrêmement riche et variée, et les passages thématiques très rapides. Ces derniers confèrent avec efficacité un caractère d’instabilité aux atmosphères du drame. Le langage érudit du compositeur porte le pastiche de style à son plus haut degré, à travers une panoplie de merveilles. Si la tempête du deuxième acte présente les sonorités cuivrées d’un interlude wagnérien, par ailleurs les chœurs des deuxième et cinquième actes semblent rechercher le souffle mélodique gluckiste à travers la focale déformante des Troyens de Berlioz, dont l’influence sur Massenet fut évidente.
Hélas, pour l’occasion le compositeur fut très mal servi par son librettiste. Si Catulle Mendès, poète parnassien en grande vogue à l’époque, composa un livret au style poétique aulique et très raffiné—probablement l’un des mieux écrits au niveau littéraire de l’entière production de Massenet—, le style prolixe du poème et le lexique ampoulé que Mendès met dans la bouche de ses personnages, malgré la variété et la force des péripéties, ont pour seul effet de sonner terriblement faux et parfois décidément ridicules, surtout lorsque l’œuvre est représentée scéniquement.
Une langue poétique difficile à chanter que celle de Catulle Méndès, ici déclamée et assumée avec savoir faire par une distribution vocale de prestige et au niveau de la tâche. La voix généreuse et le beau timbre dramatique du soprano Amina Edris sont au service d’une Ariane pleine d’élan tragique, dont la douleur et la souffrance ne sont pas synonymes de faiblesse. Dans le rôle fatal de la sœur traitresse, le mezzo Kate Aldrich réussit avec brio le tour de force vocal qu’exige la tessiture ardue du rôle de Phèdre et nous émerveille par sa puissance et l’homogénéité de son émission. Dans le rôle de Thésée, Jean-François Borras déploie une vocalité lyrique très lumineuse et même brillante à l’aigu, avec une aisance technique évidente, ceci malgré un timbre trop clair, qui manque de l’épaisseur héroïque et de la force dramatique qui devraient être propres au caractère vocal du héros grec. Une première mention spéciale va au Pirithoüs incarné avec une surprenante adhésion psychologique et vocale par le beau timbre du baryton Jean-Sébastien Bou. Avec une précision d’accents et une diction qui frôle la perfection, le baryton français rend hommage à un rôle de héros intègre, vraie figure morale de la pièce, très présent sur scène, pointillant et commentant un grand nombre d’actions du drame. Deuxième mention spéciale au contralto Julie Robard-Gendre dans le bref mais impressionnant rôle de Perséphone, dont la déclamation rythmée impeccablement exécutée ouvre ce quatrième acte si pittoresque, et dont la tessiture grave exprime avec un frisson glacé tout le charme austère de la déesse « blafarde ».
L’ensemble des rôles de composition, portés par des voix aux beaux timbres, sert avec générosité les sinueuses fresques mélodiques de Massenet.
Enfin le coffret de l‘édition discographique offre aux lecteurs un livret complet de l’œuvre, somptueusement enrichi de contributions historiques et musicologiques signées par de grands spécialistes du compositeur tels que Jean-Christophe Branger et Michela Niccolai.