Victoire Bunel, mezzo-soprano
Jean-Christophe Lanièce, baryton
Romain Louveau, piano et direction artistique
Voyage d’hiver
Lieder de Franz Schubert et Wilhelm Müller, interprétés dans l’ordre imaginé par le poète, accompagnés d’une traduction originale d’Antoine Thiollier.
1 CD b-records, 2024 (enregistré le 30 juillet 2023 à la Ferme de Villefavard en Limousin).
La discographie du Voyage d’hiver est on ne peut plus fournie – et continue de s’enrichir régulièrement d’enregistrements nouveaux. Comment, dans ces conditions, faire une proposition originale, qui ne soit pas redondante avec les versions déjà existantes ? B-records a choisi de graver ce qui, à l’origine, était un spectacle de Miroirs étendus, passé notamment par la Ferme de Villefavard (où ce CD a été enregistré) ou encore l’Athénée en décembre dernier. Demeure donc la dimension sonore du spectacle, de même que la traduction-adaptation des poèmes de Wilhelm Müller par Antoine Thiollier, qui alterne les trouvailles heureuses (« la glace, les flocons / sont faits de mon désir blessé ») avec d’autres parfois un peu moins convaincantes (« mon cœur est mort / ton image, mon amour ? pareil : / une image gelée ! »).
Le choix a été fait de confier les lieder à deux voix, une féminine (la mezzo Victoire Bunel), une masculine (le baryton Jean-Christophe Lanièce). Il est entendu que le Wanderer n’est pas un personnage, mais une simple voix, un narrateur, et l’on admet depuis longtemps que le cycle peut être interprété aussi bien par un homme que par une femme. (Curieusement, on est beaucoup plus frileux lorsqu’il s’agit de faire chanter un cycle exprimant un paysage sentimental censément féminin – le Frauenliebe und -leben de Schumann, par exemple – par un homme…). L’idée consiste ainsi à désincarner le Wanderer – afin que chacune ou chacun puisse mieux se reconnaître en lui ? –, et elle va ici de pair avec une grande sobriété interprétative : nous sommes loin de certaines interprétations expressionnistes, parfois quasi opératiques du cycle (les atypiques et géniales gravures de Brigitte Fassbaender ou Jon Vickers, par exemple). C’est la retenue qui est privilégiée, et ceux qui attendent, par exemple, un « des ganzen Winters Eis ! » (« Gefror’ne Tränen ») poignant, déchirant seront peut-être déçus. D’une manière générale d’ailleurs, Victoire Bunel (une de plus belles voix de mezzo de la nouvelle génération), à qui échoient les premiers lieder, se montre encore plus convaincante lorsqu’il s’agit de figer douloureusement le temps que dans les éclats dramatiques qui se font jour ici ou là dans la partition. Écoutez, notamment, son « Aus dem Flusse », rendu encore plus glaçant par le martèlement sec et saccadé du piano. Même sobriété chez son partenaire l’excellent Jean-Christophe Lanièce, qui maintient le pathos dans des proportions raisonnables, privilégie la nuance et l’expressivité des mots aux grandes démonstrations vocales, et se refuse même certains effets traditionnellement attendus (le « knurrrren » du « Leiermann », par exemple). La voix est là aussi superbe, avec notamment une négociation des aigus en voix mixte parfaitement réussie – et naturelle ! (Écoutez le « Bin matt » de « Das Wirtshaus », pierre d’achoppement pour de nombreux barytons ou ténors…). Le piano de Romain Louveau est à l’avenant, sobre mais nuancé et expressif, avec quelques superbes réussites : la vision kaléidoscopique des feuilles jouant dans le vent (« Letzte Hoffnung »), le vide glaçant que suggèrent les premiers accords du « Leiermann »…
Dernière particularité de cet enregistrement : les lieder sont proposés non dans l’agencement pensé par Schubert, mais dans celui imaginé par Wilhelm Müller. La progression, implacable et quasi insupportable, vers l’absolu néant – que suggère la succession, en fin de cycle, de lieder parmi les plus dénués d’espoir jamais composés par Schubert : « Der Wegweiser », « Das Wirtshaus », « Die Nebensonnen »… s’en trouve rompue (« Frühlingstraum » succède aux « Nebensonnen », « Mut ! » précède le « Leiermann »). Est ainsi privilégiée l’autonomie de chaque lied, dans une démarche qui, bien que préservant l’image d’un « voyage immobile » et stérile, offusquera peut-être les puristes… Les autres se laisseront tenter par ce voyage atypique et, littéralement, dépaysant.