Isabelle Lagarde, soprano léger
Emilie Rose Bry, soprano
Anne-Claire Baconnais, soprano
Kiup Lee, ténor
Noëmi Schindler, violon
Chœur Les Métaboles, Ensemble Multilatérale, dir. Léo Warynski
« LE MOINE ET LE VOYOU »
Francis POULENC (1899-1963)
Un soir de neige, cantate profane
Quatre Motets pour un temps de pénitence
Exultate Deo, Motet pour les fêtes solennelles
Bernard CAVANNA (1951)
Messe, un jour ordinaire
1CD NoMadMusic, 57’14’’
Enregistrement : mai 2022, Arsenal de Metz
Un programme fort intelligemment conçu, et une interprétation optimale de Léo Warynski et de ses ensembles : un enregistrement majeur.
En 1992, le cinéaste-documentariste Jean-Michel Carré réalise Galères de femme, un documentaire sur sept détenues de la prison de Fleury-Mérogis. Certaines purgent leur peine, d’autres, libérées, tentent avec difficulté de se réinsérer dans la société. L’une d’elles, Laurence[1], toxicomane et malade du sida, frappe particulièrement le compositeur Bernard Cavanna. Il décide d’en faire la protagoniste de sa Messe, un jour ordinaire (1994) pour chœur mixte, trois solistes vocaux, violon solo et ensemble instrumental qui mêle, en suivant le découpage rituel de la messe, les paroles de la liturgie à celles, heurtées, bousculées, douloureuses, de l’ex-détenue. Il en résulte une œuvre singulière, d’une force peu commune, qui a fait l’objet d’un premier enregistrement en 1994 (label MFA) sous la baguette du fidèle Philippe Nahon. Ce nouvel enregistrement, près de trente ans plus tard, présente une Messe retouchée dans ses parties vocales – plus exigeantes car confiées à un chœur professionnel, là où la version princeps s’adressait à un chœur amateur. Le choc, lui, reste le même.
Dans l’esprit du féroce À l’agité du bocal, sur un texte de Louis-Ferdinand Céline, Cavanna compose ici un oratorio sauvage aux confins de l’opéra, un opératorio où chanteurs et musiciens s’écoutent autant qu’ils s’affrontent, où les timbres rugissent, se fracassent les uns contre les autres, où les voix décollent en salto acrobatiques ou rampent dans des murmures égarés. Choristes, soprano et ténor incarnent la parole d(e l’)Évangile, une parole d’autorité, de pouvoir, que viennent bientôt contester par leur prosaïsme déchirant les interventions de Laurence (Isabelle Lagarde, créatrice du rôle), alternant parlé-chanté, cris et mélismes. À mesure que la liturgie progresse, ce sont deux « ordinaires » qui s’opposent : le latin de l’Ordinaire entremêlé d’autres langues (italien, allemand, français) se désagrège en palilalie, comme si le langage ordinaire de l’humanité souffrante soulignait par contraste sa grandiloquence grotesque, tragiquement inopérante. Cette contamination progressive du sacré par le profane se lit dans le glissement sémantique de la Chair (« Fleisch ») à la « viande » dont le chœur proclame de façon hystérique la résurrection ambiguë. L’accompagnement instrumental choisi pour les interventions de Laurence se distingue par sa douceur (harpe, accordéons, lyrisme serein du violon complice de Noëmi Schindler), alors qu’il tonitrue à grand renfort d’orgue, de cuivres, de percussions pour les voix de l’Église. Des échos tragiques parsèment la partition : au « ça sonne » sur fond de cloche tubulaire chanté par la soprano dans le Kyrie répond, dans le Credo, le « ça sonne mais ça ne répond pas » de Laurence, dont les appels (téléphoniques) à l’aide n’aboutissent jamais… Et quand, dans le Sanctus final, la jeune femme soudain rêveuse récite des vers d’une sobre beauté de haïku, le ténor, lui, exhale un « Gloire… » à l’agonie, vidé de tout sens.
Belle idée que d’associer à cet oratorio furieux où planent les ombres de Zimmermann et Kagel trois pièces chorales plus apaisées du « moine » Poulenc. Le chœur des Métaboles s’y meut plus qu’avec aisance, avec familiarité, qu’il s’agisse d’exprimer la ferveur du compositeur renouant avec la foi (Exultate Deo), son angoisse en des temps troublés (Quatre Motets pour un temps de pénitence date de 1938-1939) ou de donner vie a cappella à l’imagerie de Paul Éluard, troublante dans son dépouillement même. « La nuit le froid la solitude… », dernier poème du cycle Un soir de neige, sonne ici comme une prémonition de la « passion de Laurence » dans la Messe de Cavanna.
Un programme fort intelligemment conçu, et une interprétation optimale de Léo Warynski et de ses ensembles : la discographie de Bernard Cavanne s’enrichit d’un nouvel enregistrement majeur.
[1] Laurence apparaît à la 52e minute du documentaire