Werther : Tassis Christoyannis
Charlotte : Véronique Gens
Sophie : Hélène Carpentier
Albert : Thomas Dolié
Le Bailli : Matthieu Lécroart
Schmidt : Artavazd Sargsyan
Johann / Brühlmann : Laurent Deleuil
Hungarian National Philharmonic Orchestra
Children’s Choir of the Zoltán Kodály Hungarian Choir School
Direction : György Vashegyi
Werther (version pour baryton)
Drame lyrique en quatre actes deJules Massenet sur un livret d’Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, tiré du roman Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, créé en allemand le 16 février 1892 à la Wiener Staatsoper, Vienne, Autriche (version pour baryton créée à Varsovie en 1901).
2 CD Palazzetto Bru Zane, mai 2024.
Nouvelle version « baryton » du chef-d’œuvre de Massenet, moins brillante, plus « grave » (dans tous les sens du terme !) que la version pour ténor. Après les interprétations célèbres de Thomas Hampson, Ludovic Tézier ou Étienne Dupuis, voici celle, superlative, de Tassis Christoyannis, entouré d’une très belle distribution.
Quelle « version baryton » pour Werther ?
Contrairement à Offenbach qui souhaitait que le rôle d’Hoffmann soit chanté par un baryton (avant que Carvalho, directeur de la Salle Favart, n’impose le ténor Alexandre Talazac), Massenet n’a pas pensé le rôle de Werther pour un baryton. Comme le rappelle Jean-Christophe Branger dans son érudite notice « Werther ou la ̎réalité poétique ̎ », c’est après les défections des deux ténors prévus pour la création de l’œuvre à l’Opéra-Comique que le musicien composa une adaptation de la partition qu’il destinait au baryton Victor Maurel (1848-1923) – avant que le rôle n’échoie in fine à un troisième ténor, Guillaume Ibos. La version pour baryton sera finalement créée par Mattia Battistini (1856-1928), qui chante le rôle à Varsovie en 1901.
Du reste, peut-on parler véritablement d’une « version pour baryton » en bonne et due forme ? La version manuscrite de Massenet, rappelle Jean-Christophe Branger, n’est aujourd’hui ni localisée, ni éditée, et les copies dont nous disposons diffèrent parfois des témoignages sonores laissés par Mattia Battistini : il est probable, en fait, que les chanteurs s’étant lancés dans l’aventure d’un « Werther pour baryton » aient plus ou moins arrangé la partition en fonction de leurs moyens…
Pour entendre un exemple de ces différentes versions, écoutez le lied d’Ossian tel que le chantait Battistini, et la version récemment proposée par Ludovic Tézier, où certains aigus sont écrêtés :
Mattia Battistini - Werther "Ah! non mi ridestar" (1911)
Ludovic Tézier - "Pourquoi me réveiller?" (2007 - à partir de 6:05)
Quel chanteur pour cette « version baryton » ?
Le Palazzetto Bru Zane nous a habitués à d’absolues redécouvertes : ce n’est pas tout à fait le cas ici, cette version de Werther étant bien connue des amateurs, depuis notamment les interprétations qu’en proposèrent Thomas Hampson (au Châtelet en avril 2004, concert ayant fait l’objet d’une publication en DVD chez Virgin Classics), Ludovic Tézier (Monnaie de Bruxelles en 2007, Opéra de Vienne en 2017) ou encore Étienne Dupuis (Opéra de Lyon, 2020). Pourtant, ce nouvel enregistrement s’impose en raison de la qualité de la distribution, et surtout de la très émouvante performance de Tassis Christoyannis.
Précisément, concernant le rôle-titre, Alexandre Dratwicki, dans sa notice introductive, insiste à juste titre sur le nécessaire respect de la prosodie, du style musical, la clarté de l’articulation, le sens des nuances – et oppose comme attendu les écoles italienne et française. Nous ne sommes pas sûr pourtant que le problème se pose exactement en ces termes : un « baryton verdien monolithique » et sans nuances n’a évidemment pas sa place en Werther, mais il n’a assurément pas sa place non plus en Rigoletto, Boccanegra ou Renato ! En d’autres termes, un « baryton verdien monolithique » n’est ni plus ni moins… qu’un très mauvais baryton verdien ! Faut-il rappeler, d’ailleurs, que Victor Maurel, auquel Massenet destinait cette version dans un premier temps, était considéré comme le meilleur baryton verdien de son temps, et que Mattia Battistini avait à son répertoire les rôles de Germont, Luna ou Renato[1] ?
Ce qu’il faut pour le rôle-titre, c’est un interprète qui, bien sûr, comprenne parfaitement ce qu’il chante, révèle la subtile adéquation existant entre les paroles de Blau, Millet, Hartman et la musique de Massenet, et colore son chant de mille nuances expressives révélant – renforçant – la teneur poétique du rôle. Peu importe que ce chanteur soit français, italien ou… grec ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que Tassis Christoyannis remplit à merveille toutes ces conditions : le portrait de Werther qu’il dessine, évidemment plus douloureusement introverti que dans la version pour ténor, est d’une tendresse, d’une poésie constantes et d’une puissance d’émotion d’autant plus grande – et qui paraît d’autant plus sincère – qu’elle demeure mesurée et sobre. Son lied d’Ossian est un modèle d’élégance, de délicatesse, d’émotion intériorisée. Quant au « Là-bas, au fond du cimetière » final, il tire tout simplement les larmes…
Une distribution parfaitement homogène
À Véronique Gens revient l’honneur de graver une Charlotte « soprano », après, entres autres interprètes du rôle, Victoria de los Angeles jadis ou Angela Gheorghiu naguère. Le rôle convient très bien à ses moyens, qui se situent précisément à la lisière des registres de soprano et de mezzo : la partition est ainsi parfaitement maîtrisée, y compris dans ses passages les plus graves – ou les plus tendus, tel l’air des Lettres ou le difficile « Ah ! Mon courage m’abandonne ! » du III. Mais c’est également l’adéquation entre le personnage et la sensibilité de l’artiste que l’on apprécie : Véronique Gens a de Charlotte la retenue – voire la timidité – des deux premiers actes, mais aussi la sensibilité frémissante, la féminité, la passion requises par les deux derniers. Une très belle incarnation qu’on espère pouvoir applaudir bientôt sur scène.
On retrouve avec grand plaisir Thomas Dolié en Albert (un Albert plus jeune de timbre qu’à l’accoutumée, ce qui fait du personnage un rival mais aussi presque un double inversé de Werther – une impression renforcée par le fait que les deux hommes évoluent dans la même tessiture…) et Hélène Carpentier dans une Sophie plus lyrique que légère (conformément à une certaine tendance actuelle), à qui on ne reprochera qu’un vibrato un peu large dans ses premières interventions. La simple lecture du reste de l’affiche (Matthieu Lécroart en Bailli, Artavazd Sargsyan en Schmidt, Laurent Deleuil en Johann et Brühlmann – tous trois aux voix claires et à la diction irréprochable) dit assez le soin apporté à la distribution des seconds rôles.
Si l’on ajoute à cela le fait que l’Hungarian National Philharmonic Orchestra fait preuve, sous la baguette de György Vashegyi, de ses habituelles qualités (belle précision, raffinement des nuances, vaste panel de couleurs toujours mises au service du drame, avec notamment une entrée de Werther et un « Clair de lune » merveilleusement diaphanes et une « Nuit de Noël » tourmentée à souhait), le fait également que le Children’s Choir of the Zoltán Kodály Hungarian Choir School ait été excellement préparé (il n’y a guère que la prononciation des « r » qui ne soit pas tout à fait idiomatique), on comprendra que ce nouveau Werther mérite pleinement un Appassionato !
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[1] Et l’histoire du chant propose par ailleurs, bien sûr, plusieurs exemples de chanteurs italiens raffinés, nuancés, usant parfaitement de la voix mixte, excellents « diseurs » de français – ou de chanteurs français monolithiques, vulgaires et incompréhensibles dans leur propre langue !