CD – Offenbach, La Princesse de Trébizonde : une poupée de cire mise en sons
Zanetta : Anne-Catherine Gillet
Prince Raphaël : Virginie Verrez
Regina : Antoinette Dennefeld
Paola : Katia Ledoux
Cabriolo : Christophe Gay
Tremolini : Christophe Mortagne
Prince Casimir : Josh Lovell
Paola : Katia Ledoux
Sparadrap : Loïc Félix
London Philharmonic Orchestra, Opera Rara Chorus, dir. Paul Daniel
La Princesse de Trébizonde
Opéra-bouffe en trois actes de Jacques Offenbach, livret de Charles Nuitter et Étienne Tréfeu, créé le 31 juillet 1869 à Baden-Baden (création française le 7 décembre 1869 aux Bouffes-Parisiens)
2 CD Opera Rara (2024, enregistré en septembre 2022)
Contrairement aux œuvres d’Offenbach qui reposent sur une figure centrale majeure (Les Contes d’Hoffmann, Robinson Crusoé, Barbe-Bleue, La Grande Duchesse de Gérolstein, La Périchole,…), La Princesse de Trébizonde fait partie de ces ouvrages d’équipe dans lesquels aucune figure saillante n’émerge vraiment, mais qui tirent leur force des relations plus ou moins loufoques que tissent les nombreux personnages sollicités par une intrigue souvent complexe – et aux enjeux dramatiques à vrai dire assez lâches, l’intérêt des livrets reposant essentiellement sur le quiproquo et le décalage. Un décalage qui, très souvent, provient de l’immersion des personnages dans un milieu qui n’est pas le leur : les domestiques promus personnes du grand monde au château de Quimper-Karadec dans La Vie parisienne, une troupe de bandits se faisant passer pour des membres de l’ambassade de Grenade (Les Brigands), ou… des saltimbanques amenés à vivre la vie de château, comme dans cet opéra-bouffe créé à Baden-Baden en juillet 1869 avant d’être repris à Paris aux Bouffes-Parisiens en décembre de la même année. Nuitter et Tréfeu profitent également, dans leur livret, d’une vogue certaine pour les créatures artificielles, suscitée en France au début du siècle par les traductions de certains romans « gothiques » ou contes fantastiques : le Frankenstein de Mary Shelley, ou L’Homme au sable de Hoffmann, avec la célèbre poupée Olympia…
Les quelques reprises de l’œuvre ayant eu lieu au début du XXIe siècle, à Paris ou en province (à Saint-Étienne en 2013, notamment), nous avaient laissé le souvenir d’une œuvre drôle, efficace, comportant de fort jolies pages. Cette impression se confirme à l’écoute du CD d’Opera Rara, qui vient combler, grâce à Opera Rara et Jean-Christophe Keck, une des nombreuses lacunes de la discographie offenbachienne (nous ne disposions guère, jusqu’à présent, que de l’ancienne version captée par l’ORTF en 1966, dirigée par Marcel Cariven). Si les couplets du « Mal de dents » ou ceux de la Canne du Prince Casimir sont bien connus, on est heureux de pouvoir ainsi (re)découvrir d’autres pages très agréables, dont la plupart donnent dans le registre de la franche gaieté, l’œuvre ressortissant au genre de l’opéra-bouffe. La musique suit le rythme effréné de l’intrigue, un rythme qu’épouse parfaitement la direction de Paul Daniel (à la tête de l’impeccable London Philharmonic Orchestra et de l’excellent chœur d’Opera Rara) : une direction vive, incisive, précise, évitant toute lourdeur ou tout grossissement des effets – et préservant ainsi la légèreté et la poésie de l’écriture offenbachienne. On trouve également dans la partition une parodie du grand style, qu’elle soit verbale (l’allusion à l’ « asile héréditaire » de Guillaume Tell avec l’adieu à la « baraque héréditaire » au finale du I), ou musicale (le style héroï-comique des premières mesures du « Duo de l’enlèvement » : « Moment fatal, hélas ! ») ; ou encore un amusant décalage entre le découpage syllabique des paroles et le rythme de la phrase musicale (« Quand un Prince est satisfait, / Chaque sujet / L’est » !), procédé particulièrement cher au compositeur. Pourtant, cette gaieté donne parfois l’impression d’être un peu plus « forcée » que dans d’autres opus du grand Jacques, et si tel galop, telle ronde, tel finale emportent l’adhésion, d’autres n’atteignent pas tout à fait l’irrésistible folie de tel ensemble de La Vie parisienne ou des Brigands. Les beautés, pourtant, ne manquent pas dans cet opéra-bouffe de qualité – et on les trouve parfois dans les pages empreintes de tendresse ou de poésie qui émaillent l’œuvre : le finale de l’acte I (avec l’adieu à la vie de misère qui était jusqu’alors celle des saltimbanques), le joli duo Raphaël/Zanetta, où le compositeur résout habilement l’alternance, dans le livret, d’octo- et de trisylabes, l’air des tourterelles chanté par Raphaël à l’acte I, ou surtout sa belle romance de l’acte III (« Fleur qui se fane avant d’éclore »).
L’équipe des solistes réunis par Opera Rara est superlative : les chanteurs font preuve d’une bonne humeur communicative dans les dialogues (mais n’est-ce pas Christophe Mortagne qui a prêté sa voix parlée pour les répliques du prince Casimir ?…), et se montrent tous vocalement à la hauteur de leurs rôles. Nous aurions, personnellement, plutôt distribué Christophe Mortagne en Prince Casimir et Josh Lovell en Tremolini… Quoi qu’il en soit, le chanteur français fait preuve, en Tremolini, de son habituel humour et, comme toujours, d’une grande clarté dans son impeccable diction. Et quelle bonne surprise de retrouver en Casimir le jeune Josh Lovell, tout récemment applaudi en Ferrando au Palais Garnier ! La voix, comme on l’avait constaté à l’occasion de ce Cosi parisien, est de grande qualité, et le chanteur se tire fort bien de l’exercice de diction difficile exigé par les couplets de la Canne. Christophe Gay et Loïc Félix sont excellents de style, de diction, de musicalité, et l’on regrette qu’ils aient si peu à chanter ! La voix de Virgine Verrez est parfois un peu tendue dans l’aigu, mais le médium et le grave sont très beaux et la caractérisation du jeune prince Raphaël tout à fait convaincante. Antoinette Dennefeld, qui a été cette année une superbe Giulietta à Bastille, est évidemment excellente en Regina, et Anne-Catherine Gillet, après sa délicieuse Clairette de La Fille de Madame Angot, confirme ses grandes affinités avec le répertoire français léger : espièglerie, charme mutin, adéquation stylistique, tout est là !
L’ouvrage étant relativement court (il s’agit de ce genre hybride, plus long que les bouffonneries en un acte, moins long que les grands opus, auquel appartient également, entre autres œuvres, le délicieux Coscoletto), Opera Rara complète le second CD par des extraits tirés de la première version de La Princesse de Trébizonde, celle qui fut donnée à Baden-Baden avant la création parisienne. Quelques belles surprises, mais aussi des pages moins réussies, dans lesquelles le sens de la concision ou de l’humour propre au compositeur français font parfois défaut (le « trio du Melon » est loin d’atteindre à la fantaisie hautement décalée d’autres pages « culinaires » de maître Jacques, tel, pour rester dans le genre du « trio », celui, inénarrable, du « Jambon de Bayonne » de Tromb-Al-Ca-Zar…).
Une très belle réalisation discographique quoi qu’il en soit. Espérons maintenant que d’autres ouvrages, encore plus inspirés musicalement selon nous (Le Pont des Soupirs, Robinson Crusoé), aient également prochainement les honneurs d’un enregistrement discographique…