Benjamin Bernheim, ténor
Carrie-Ann Matheson, piano
Douce France – Mélodies et Chansons
Berlioz : Les Nuits d’été
Chausson : Poème de l’amour et de la mer
Duparc : L’invitation au voyage, Extase, Phidylé, La vie antérieure
Kosma : Les Feuilles mortes
Trénet : Douce France
Brel : Quand on n’a que l’amour
1 CD DG, (éventuellement minutage), septembre 2024.
Plusieurs artistes ont récemment choisi de mêler à leur programme de mélodies françaises diverses chansons, soulignant ainsi une forme de continuité entre ces deux genres et abolissant les frontières entre les musiques dites « savantes « et « populaires ». On pense notamment au bel album d’Anne Sofie Von Otter paru il y a une dizaine d’années (Naïve) – et déjà intitulé Douce France ! – dans lequel la mezzo interprétait sur un premier disque un florilège de mélodies françaises avant de proposer, sur un second, ses interprétations de Barbara, Moustaki, Legrand, Ferré, Kosma,…
Benjamin Bernheim lui emboîte le pas avec ce nouvel album paru chez DG, dans lequel Trénet, Brel et Kosma côtoient Berlioz, Chausson, et Duparc. Contrairement à Von Otter qui avait sollicité un petit ensemble instrumental, c’est le seul piano qui accompagne ici le chant du ténor franco-suisse, ce qui nous vaut de belles adaptations signées de l’accompagnatrice elle-même (Carrie-Ann Matheson) pour le Poème de l’amour et de la mer de Chausson et Guy-François Leunberger pour les trois chansons.
Dans les chansons retenues pour ce programme (« Les feuilles mortes », « Douce France » et « Quand on n’a que l’amour »), Bernheim évite soigneusement les pièges guettant tout chanteur classique tentant l’aventure de ce répertoire plus léger : la voix n’est jamais surtimbrée (tout au plus le chanteur se permet-il de vraies envolées lyriques dans la chanson de Brel, mais la page les appelle et Brel lui-même ne s’en privait pas !), et la rigueur toute classique de l’art du ténor n’exclut nullement une certaine souplesse, voire une certaine nonchalance dans la ligne (« Douce France) tout à fait bienvenues – même si le raffinement qui est la patte du ténor (raffinement des nuances, de la diction) est toujours bien présent, notamment dans des « Feuilles mortes » susurrées avec une élégance et une délicatesse extrêmes.
Côté classique, si les pages choisies sont bien connues, on est heureux de les entendre chantées dans cette tessiture, habitués que nous sommes à les entendre plutôt interprétées par des voix de femmes. Faut-il rappeler que les mélodies ne sont pas des opéras, et que par conséquent les interprètes n’incarnent nullement des personnages mais sont de simples narrateurs/narratrices pouvant parfaitement ressortir aux deux genres ? Qui plus est, les Nuits d’été ont été composées comme on sait, dans leur version première, pour différentes voix, et Le Poème de l’amour et de la mer, si souvent interprété par des mezzos, a été créé à Bruxelles en février 1893 par le ténor Désiré Demest, accompagné par Chausson lui-même… au piano (la célèbre version orchestrale ayant été créée quelques mois plus tard à Paris).
Une fois encore, dans ces pages de Chausson et Duparc, il faut louer l’élégance du ténor, dont la voix saine et l’impeccable diction rendent parfaitement justice aux poèmes et aux musiques de Bouchar, Baudelaire, Lahor, Chausson, Duparc, Kosma, Prévert, Trénet et Brel. Il faut souligner également un goût très sûr, qui lui fait trouver chaque fois l’intonation juste, l’émotion mesurée au-delà de laquelle l’interprétation verserait dans l’excès. Cela nous vaut notamment un très beau « Temps des lilas », dénoué de tous pathos excessif.
Mais ce sont peut-être les Nuits d’été, pourtant si rebattues, qui nous ont le plus séduit. Passée une « Villanelle » à l’émission un rien étriquée (mais où se remarque d’emblée une remarquable maîtrise de la respiration, avec des vers chantés deux à deux sans reprise de souffle), le ténor offre un festival de couleurs, de nuances, de sensibilité : l’ambiance feutrée du « Spectre de la rose » (avec un superbe usage de la voix de tête et de la voix mixte sur « Et sur l’albâtre où je repose… »), la mélancolie lancinante du « Lamento », au phrasé si sensible et si poétique – et qui se conclut sur un superbe diminuendo –, la dernière reprise, évanescente, désincarnée, de « Reviens, reviens ma bien-aimée », l’ambiance fantomatique du « Cimetière » : tout suscite l’admiration, d’autant que la pianiste Carrie-Ann Matheson est au diapason du chanteur, avec un jeu d’une poésie (superbe introduction du « Spectre de la rose » !) et d’une puissance d’évocation rares.
Une très belle réussite – précédant, on l’espère, une tournée de récitals ?
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