Une plongée fascinante dans l’univers du Chansonnier de Louvain (1470-1475)
Ensemble Sollazzo
Leuven chansonnier
4CD, enregistrés de 2019 à 2023 – Passacaille / Éditions Ambronay
C’est un tout petit recueil de la fin du quinzième siècle, vers 1470-1475, venant sans doute des Pays de Loire. 49 chansons s’étalent sur 95 folios d’un livre en excellent état de conservation, ayant appartenu aux Ducs de Savoye-Nemours, où musiques savantes à trois parties se mêlent à des chansons populaires. Recoupement fait, puisque la plupart des œuvres ne mentionnent aucune attribution, la majeure partie vient de compositeurs flamands. Ainsi, on retrouve des partitions qui ont pu être attribuées à Johannes Ockeghem, Gilles Binchois, Antoine Busnois.
Ce Chansonnier de Louvain fut découvert à l’occasion d’une vente aux enchères en 2015. On peut désormais en entendre l’intégralité qui est disponible en quatre CD grâce au travail passionné et passionnant de l’Ensemble Sollazzo. Si une dizaine d’œuvres ne se trouvent que dans ce recueil, pour autant, cette parution n’apporte pas de grande nouveauté dans notre connaissance d’un répertoire médiéval si bien défriché depuis un demi-siècle de recherche musicale étroitement liée à un travail musicologique, éditorial et de travail incessant sur la facture instrumentale.
Qu’importe, l’intérêt est ailleurs et se trouve dans le parcours absolument fascinant que nous offre l’Ensemble Sollazzo, qui nous avait subjugué par un précédent enregistrement, Parle qui veult (Linn Records 2017).
Avec ces quatre opus, c’est à une sorte de chemin initiatique que nous convient chanteurs et musiciens. Le climat est au dépouillement, à l’introspection – à la méditation mélancolique, douce et tendre, d’où se dégage la pureté des voix. Les quatre CD se déploient comme quatre chapitres d’un roman en chansons.
Dans ce corpus se trouvent onze partitions uniquement représentées dans le chansonnier. Entre les compositions d’Ockeghem, Busnoys ou Binchois, se glissent des noms moins familiers : Gilles Mureau, Firminus Caron ou des anglais Robert Morton et Walter Frye. Mais ce sont les anonymes qui se taillent la part du lion avec vingt-quatre occurrences sur cinquante œuvres.
À une, deux ou trois voix, les chansons, parfois ponctuées de quelque page instrumentale ciselée, enchaînent histoires d’amour courtois et méditations poétiques sur l’espoir et l’ennui, la loyauté et la mort. Rien de religieux dans ce chansonnier profane, si ce n’est le seul et sombre Ave Regina de Walter Frye (2/12). La joie est rare, mais explose en bouquet lumineux (Henri Philippet, 1/10; Tous dit vous voit, 1/14; Par malle bouche, 2/8; Cent mille escuz, 3/14). Partout, une douce mélancolie ne cesse de creuser les affects intérieurs comme avec Ma maîtresse ou La despourveue d’Ockeghem (2/9 et 3/9) ou Le corps s’en va d’Antoine Busnoys (3/1). Dans trois des quatre volumes, l’écriture, souvent faite de mélismes chromatiques, est portée par des voix de sopranos inspirées (Yukie Sado et Perrine Devillers dans le premier volume, Carine Tinney dans le troisième et Marie Théoleyre dans le dernier).
Dès le premier volume, où deux sopranos et un ténor se répondent, une magie opère, celle de la pureté des voix et du climat qui s’installe. D’emblée nous frappe la délicatesse inouïe de la fusion des timbres vocaux et instrumentaux ainsi que l’art du tuilage (Helas, l’avoy je desservy, 1/1[1]). A voix seule, (Ma bouche rit pour soprano 1/2) ou deux voix a-cappella (J’ay pris amours, 1/7), si délicatement soutenues par le luth subtil de Christoph Sommer, c’est la suavité contemplative et la sensualité à fleur de peau qui nous emportent dans un monde intérieur si loin, si proche.
Avec le deuxième volume, focalisé sur les pensées et impressions masculines, les sonorités changent, dès le premier morceau signé Ockeghem (Les déloyaux ont la saison, 2/1), où chalémies et saqueboute donnent un ton parfois plus festif, que l’on retrouve avec Hélas que pourra (2/11). Mais les contrastes instrumentaux sont mis en valeur par l’alternance de cet alta capella et de la bassa capella (deux luths et deux vihuelas). Ce sont à nouveau trois chanteurs qui se partagent les douze pièces proposées, mais cette fois il s’agit de deux ténors (Jonathan Alvarado et Lior Leibovici) et d’un contre-ténor, Andrew Hallock, seul musicien parfois moins convaincant, aux aigus légèrement tendus. Pourtant, ces trois voix masculines déploient une litanie apaisante, un chant quasi-hypnotique dans un moment rare, l’anonyme Ou beau chastel (2/2).
Le troisième volet semble une invitation à la pure méditation. L’accompagnement instrumental est aussi discret que bienvenu avec la langueur de la flûte traverso de Johanna Bartz et de l’archet frotté sur la vielle par Anna Danilevskaia, la directrice de l’ensemble. À deux comme dans les anonymes Ha cueur perdu ou La plus dolente (3/2 et 3/5) ou en accompagnement des voix, une paix intérieure semble illuminer ce parcours décidément mélancolique. Là encore, trois chanteurs, mais dans une autre disposition: un soprano, un ténor et un contre-ténor (on retrouve Jonathan Alvarado et Andrew Hallock).
Le dernier enregistrement, le plus court, vient ajouter une touche instrumentale nouvelle avec le psaltérion de Franziska Fleischanderl, souvent sollicité, parfois en solo accompagné par quelques notes du luth (4/4 et 4/9). Seuls deux chanteurs sont convoqués, la soprano Marie Théoleyre, moins évanescente en raison d’un très léger vibrato (Oublie, oublie ou Aime qui vouldra, 4/3 et 4/6) et le contre-ténor Andrew Hallock qui n’intervient que dans Se mieulx n’avient et Est-il mercy, 4/7 et 8) en dialogue avec le traverso. C’est donc elle qui mène la danse amoureuse et langoureuse. Jusqu’à cette invite finale En attendant vostre venue (4/10)…
Ainsi, au terme de ce parcours envoutant, semble naître un dépouillement suscitant un pur sentiment de paix intérieure. Certains pourront y ressentir une certaine monotonie. À moins que ce ne soit une sorte de parcours initiatique et hypnotique. Laissons-nous enivrer. La sensualité vient-elle de l’ascèse ? Si vous voullez, comme il est chanté dans une pièce anonyme aérienne (3/13).
Ajoutons que la prise de son est magistrale : fidèle aux timbres comme aux accents, d’une profondeur légèrement réverbérée, elle fait respirer la musique. Enchâssé dans ces quatre disques aux livrets passionnants, ce Chansonnier de Louvain fascine. L’Ensemble Sollazzo signe là des enregistrements superbes et bouleversants qui, par leurs qualités et leur engagement dans un répertoire exigeant, feront date.
[1] Les notations renvoient au numéro du volume suivi par celui de la plage du disque.