CD – La Norma de Marina Rebeka
Norma : Marina Rebeka
Adalgisa : Karine Deshayes
Pollione : Luciano Ganci
Oroveso : Marko Mimica
Clotilde : Anta Jankovska
Flavio : Gustavo De Gennaro
Orchestre et choeur du Teatro Real, Madrid, dir. John Fiore
Norma
Tragedia lirica en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créée au Teatro alla Scala de Milan le 26 décembre 1831.
3 CD Prima Classic, 4 octobre 2024.
Une nouvelle intégrale de studio d’un opéra du XIXe siècle… enfin !
Nous avons déjà eu l’occasion de regretter, en ces colonnes, la quasi disparition des enregistrements de studio d’opéras, notamment de l’époque romantique – à l’exception notable des enregistrements effectués par le Palazzetto Bru Zane, spécialisé dans les raretés françaises. « À quoi servirait donc une énième version de La traviata ? » demandait récemment un confrère. Mais, pourrait-on lui répondre, à faire connaître l’art de tel ou tel interprète, à le pérenniser, à offrir aux artistes l’occasion de peaufiner leur interprétation dans des conditions que la scène ne permet pas toujours… Sans compter que la musicologie apporte quotidiennement (ou presque !) son lot de découvertes sur l’histoire des partitions ou de l’interprétation, dont de nouveaux enregistrements peuvent témoigner… Précisément, concernant Traviata, à quand remontent les dernières versions de studio ? Qui pourrait, spontanément, citer quelques enregistrements parus entre la célèbre version Muti de 1982 et celle gravée par Lisette Oropesa en 2022 ? Curieusement, la question ne se pose nullement pour le répertoire baroque, et l’on peut voir paraitre douze versions de l’Orfeo en douze ans (avec jusqu’à trois versions la même année, en 2007[1] !) sans que cela suscite la moindre réaction.
Courageusement, la soprano Marina Rebeka et l’ingénieur du son Edgardo Vertanessian ont fondé le label indépendant Prima Classic, qui nous a déjà valu de (très) belles réussites, dont un Pirata qui a obtenu notre « Appasionato » en novembre 2021. Norma, déjà si abondamment et si bien servie par le disque, nécessitait-elle un nouvel enregistrement ? Après avoir écouté cette intégrale, réalisée en août 2022 au Teatro Real de Madrid, la réponse est oui !
Une édition critique
D’abord parce que l’enregistrement prend appui sur une édition critique, et qu’il est accompagné d’un texte signé Roger Parker apportant de précieuses informations sur l’œuvre et la partition. Roger Parker explique à juste titre que ce nouvel album n’a pas pour finalité de faire entendre « la » version de Norma que tout théâtre devrait dorénavant exécuter. Il rappelle ainsi très opportunément que la conception d’une œuvre « figée », intouchable, respectant les dernières volontés supposées du compositeur correspond à une idée somme toute assez moderne de la composition musicale, les ouvrages lyriques ayant parfois (souvent ?) pour vocation d’être retouchés par les compositeurs eux-mêmes en fonction des attentes du public, des remarques de la critique, des distributions disponibles pour telle ou telle reprise, …
Quoi qu’il en soit, cette version de Norma opère quelques choix tout à fait intéressants – même s’ils ne sont pas tous inédits, plusieurs d’entre eux ayant déjà été faits par Richard Bonynge pour sa première version de studio de l’œuvre (1965, LSO / Sutherland, Horne, Alexander – Decca). Ainsi, Marina Rebeka prend courageusement la succession de Joan Sutherland en choisissant, comme son illustre devancière dans cette même version Decca, le choix du sol majeur pour « Casta diva » qui, lorsque la soprano assume sans efforts cette ligne vocale particulièrement tendue, prend alors des couleurs éthérées, quasi irréelles ; le chœur « Guerra ! Guerra ! » s’achève quant à lui avec un retour au motif élégiaque qui conclut l’ouverture ; et surtout, on retrouve, dans le terzetto du premier acte « Oh ! Di qual sei tu vittima », entre les interventions de Norma et Pollione, celle d’Adalgise, chantée sur la même ligne mélodique, ce qui se justifie doublement : psychologiquement tout d’abord, il est naturel qu’Adalgise intervienne à un moment si important pour elle (elle découvre que Pollione, qu’elle aime, a été l’amant de Norma qu’il vient d’abandonner) ; musicalement enfin, la page retrouve une structure tripartite, si prisée de Bellini et si fréquemment sollicitée dans l’ouvrage (voyez le duo « Vieni in Roma » entre Pollione et Adalgisa ; le « Si, fino all’ore » de Norma et Adalgise ; le duo Norma/Pollione : « Gia mi pasco » ;…).
Une distribution à la hauteur des exigences de l’œuvre
Vocalement, enfin, cette version parvient-elle à trouver sa place parmi celles, nombreuses, ayant marqué l’histoire de l’interprétation de l’œuvre ? Chacun garde en mémoire, en fonction de ses goûts et de sa sensibilité, le « Casta diva » de Cerquetti, le « Teneri figli » de Callas, le « Deh ! non volerli vittime » de Scotto, ou encore les duos légendaires légués par Horne et Sutherland, qui appartiennent aujourd’hui à l’histoire du chant. Pourtant, là encore, cette nouvelle version mérite l’écoute ne serait-ce que pour la très belle homogénéité de la distribution. Les seconds rôles sont soignés et parfaitement concernés dramatiquement malgré la brièveté de leurs interventions. L’émission vocale de Marko Mimica nous a parfois paru un peu plus stable que dans cet enregistrement ; il incarne néanmoins un Oroveso convaincant, notamment dans la scène finale, et l’on apprécie son implication de tous les instants, y compris dans ses interventions communes avec le chœur, là où certains de ses confrères se montrent plus discrets, voire parfois absents ! Luciano Ganci campe un Pollione juvénile, engagé (avec, dans l’intonation, quelques accents à la Carreras), à qui on ne reprochera guère qu’une virtuosité un peu limitée (mais elle est à vrai dire peu sollicitée par le rôle…), notamment dans ses duos avec Adalgise et Norma (les vocalises du « Perch’io mai rinunzi a te », ou celles qui concluent le « Gia mi pasco » de l’acte II).
Reste bien sûr le duo Rebeka/Deshayes, particulièrement attendu, d’autant que les chanteuses ont plusieurs fois interprété l’œuvre ensemble (à Toulouse par exemple, en 2019 ), témoignant d’une belle complicité vocale et scénique. À l’heure où Adalgisa est confiée, conformément aux vœux du compositeur, à un soprano, on peut être surpris de voir distribuée dans le rôle la mezzo Karine Deshayes. Mais précisément, est-ce bien à la « mezzo Karine Deshayes » que nous avons affaire ici ? La chanteuse, on le sait, évolue actuellement avec aisance dans le registre de soprano (elle a d’ailleurs récemment ajouté Norma à sa galerie de rôles), et la clarté du timbre ainsi que la facilité de l’aigu différencient très nettement cette Adalgisa de celles de Fiorenza Cossotto, Tatiana Troyanos, Marilyn Horne ou Giulietta Simionato qui ont jadis chanté le rôle. En même temps, l’assise du médium et du grave fait que le personnage, loin d’apparaître comme une jeune et frêle vestale écrasée par l’autorité de la grande prêtresse, s’érige en véritable rivale de Norma, ce qui donne aux situations une couleur dramatique très intéressante. Marina Rebeka, quant à elle, confirme qu’elle est aujourd’hui l’une des meilleures titulaires du rôle-titre (qu’elle chantera à Milan en juin 2025) : vocalement, toutes les difficultés du rôle sont maîtrisées (les coloratures finement ciselées de « Ah ! bello, a me… » comme celles, dramatiques, de « Oh, non tremare, o perfido » ; les sauts de registres de « Trema per te fellon ! » ; le chant spianato et sur le souffle de « Casta diva » ;…). Sur le plan dramatique, les différentes facettes du personnage (prêtresse respectée et crainte, mère désespérée, femme amoureuse, amante trahie) sont parfaitement prises en compte, surtout, peut-être, l’aspect majestueux et terrible de la prêtresse – la veine mélancolique et l’expression de la douleur pouvant encore, selon nous, gagner en intensité.
Signalons pour finir la belle prestation de l’orchestre et des chœurs du Teatro Real sous la baguette précise et stylistiquement très juste de John Fiore, qui fait sienne l’esthétique de cette œuvre très particulière, dont le romantisme puissant prend appui sur les vestiges encore audibles d’un classicisme subjacent. Notons enfin que les reprises font toutes l’objet de variations très intéressantes : tantôt le chant s’orne de vocalises élégantes ; c’est ainsi le cas lorsqu’il s’agit de signifier l’espoir amoureux de la protagoniste (reprise de « Ah ! bello, a me… ») ; tantôt la ligne mélodique est modifiée de façon très discrète, sans ajout d’ornements, par exemple lorsque les personnages se livrent à une méditation douloureuse… Que ces variations aient été écrites par le musicologue Roger Parker, par le chef John Fiore ou choisies en concertation avec les chanteurs, elles sont de bon goût et toujours en phase avec la situation dramatique ou l’état d’âme du personnage.
Une version à découvrir, assurément, et qui restera comme un témoignage précieux de l’art du chant en ce début de XXIe siècle.
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[1] Sorrell et Spring, 2001 ; Walker, 2004 ; Malgoire, 2005 ; Vartolo, 2006 ; Alessandrini, Cavina, Striggio, 2007 ; Toro 2020 ; Saval et Alarcon, 21 ; Fuget 23.