CD – Pene Pati : Nessun dorma… et comment pourrait-on s’endormir ?
Pene Pati, ténor
Amina Edris, soprano
Amitai Pati, ténor
Orchestre national Bordeaux-Aquitaine
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux
Direction : Emmanuel Villaume
Nessun dorma
G. PUCCINI
Turandot (III), « Nessun dorma » (Calaf)
Ch. GOUNOD
Faust (III, 4), « Salut ! demeure chaste et pure // Et toi, malheureux Faust… // C’est l’enfer qui t’envoie » (Faust)
J. MASSENET
Manon (III, II, 3), « Je suis seul ! // Ah ! fuyez, douce image… » (Des Grieux)
P. MASCAGNI
L’amico Fritz (II, 2), « Suzel, buon dì! » (Fritz, Suzel)
G. VERDI
Macbeth (IV, 2), « Dove siam?… // La patria tradita » (Malcolm, Macduff)
H. BERLIOZ
La Damnation de Faust (IV, 16), « Immense nature » (Faust)
J. MASSENET
Werther (III), « Traduire ! Ah ! bien souvent… // Pourquoi me réveiller » (Werther)
G. DONIZETTI
Dom Sébastien (II, 9), « Seul sur la terre » (Dom Sébastien)
G. PUCCINI
La Bohème (I), « Che gelida manina » (Rodolfo)
S. MERCADANTE
Il bravo (I, 2), « Non sai tu che non avrai » (Il bravo, Pisani)
E. GUIRAUD
Frédégonde (II, 3), « Nous partirons ce soir ! » (Brunhilda, Mérowig)
G. DONIZETTI
La Favorite (IV, 3), « La maîtresse du roi !… // Ange si pur » (Fernand)
G. DONIZETTI
Lucia di Lammermoor (II, II, 7), « Tombe degli avi miei… // Fra poco a me ricovero » (Edgardo)
G. VERDI
Macbeth (IV, 1), « O figli miei!… // Ah, la paterna mano » (Macduff)
F. HALEVY
La Juive (II, 2), « Tu possèdes, dit-on » (Eudoxie, Éléazar, Léopold)
1 CD Warner Classics, 2024. Enregistré à l’Auditorium de l’Opéra national de Bordeaux en août-septembre 2023 et mars-avril 2024. Notice de présentation en français, anglais et allemand (vers des extraits uniquement dans la langue originale). Durée totale : 78:54
Le deuxième CD de Pene Pati confirme les qualités d’exception du ténor samoan
Dans le sillage de son premier CD, avec Nessun dorma Pene Pati souhaite laisser un témoignage de l’état actuel de son chemin d’interprète, tout en proposant des rôles qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’aborder à la scène et qu’il inscrira probablement à son répertoire dans les mois ou les années à venir. Même chef, même orchestre, même chœur… on ne change visiblement pas une formule qui marche !!! et dans ce cas le choix est vraisemblablement judicieux, tant est perceptible la bonne entente qui caractérise ces séances d’enregistrement.
Comme pour la sélection de 2021-2022, le programme se partage avec bonheur entre titres célèbres et raretés, entre opéra français et opéra italien, les deux chantés dans une diction exemplaire. Nessun dorma, donc. Le titre est sûrement accrocheur en cette année de centenaire puccinien et tous les ténors rêvent d’inscrire l’appel de Calaf à leur répertoire. Les morceaux ne sont proposés ni suivant un quelconque ordre chronologique, ni en fonction des œuvres d’où ils sont tirés, ni selon la langue du livret. C’est manifestement un parcours harmonieux qui a dicté leur agencement.
Qu’à cela ne tienne. Emmanuel Villaume a eu la bonne idée d’introduire l’air du titre par les quelques notes du chœur qui précède l’extrait à part entière, et l’atmosphère n’en ressort que plus suggestive. Cela sert aussi à soutenir l’option interprétative du ténor samoan qui privilégie l’intelligence du texte, nourrie par la clarté de son timbre, aux excès de volume, sans cependant renoncer à la splendeur de l’aigu, signifiant tout son espoir dans la victoire du lendemain. Calaf est sans doute prématuré pour le moment, mais Pene Pati sait déjà suggérer la dimension scénique qu’il saurait conférer à son personnage.
Côté répertoire établi, c’est au Faust de Gounod de prendre le relais. L’air des approches se distingue par un phrasé unique et par ce fameux diminuendo qui a fait chavirer le public de l’Opéra Bastille ces dernières semaines. D’après la note de présentation disponible en ligne, légèrement différente de celle qui est jointe au CD, il est donné dans la version conçue en 1858 pour la création de l’année suivante, complété donc d’une cabalette, non exécutée et inédite jusqu’à présent, qui, sans apporter grand-chose au morceau ni à l’œuvre, a une valeur documentaire certaine et Pene Pati est sûrement l’interprète idéal pour savoir conjuguer drame et virtuosité du propos. La même notice annonce également une plage 18 en bis, contenant la version traditionnelle de l’air. Elle est absente du CD, dépassant largement la durée habituelle de ce support. Elle est néanmoins disponible en ligne. L’autre Faust, celui de Berlioz, revêt son invocation à la nature d’une palette de couleurs qui sied à merveille au reflet des épanchements de l’âme dans les multiples facettes du cosmos alentour. La supplication angoissée de Saint-Sulpice retrouve chez Des Grieux une maîtrise de l’élocution exceptionnelle. La présentation de Rodolfo s’articule de manière tout aussi poétique – comment pourrait-il en être autrement – que lors des représentations de l’an dernier au Théâtre des Champs-Élysées. Opposant sentiment amoureux et aspiration à l’oubli, le désespoir de Fernand se caractérise par la ductilité de l’instrument dans de telles circonstances. Edgardo est certainement la tesselle qui manquait à la mosaïque de 2022 mais il est vrai qu’à l’époque de ces premiers enregistrements, Pene Pati n’avait pas encore chanté le rôle à la scène. Nous avions eu la chance d’assister à ses débuts à Naples, fin janvier 2022. Qu’ajouter de plus à cette immense leçon de bel canto, sinon que nous aimerions réentendre son incarnation à la scène (Pene Pati n’a pas repris le personnage depuis) ? Dommage seulement que l’air soit privé de sa cabalette – notre ténor y excellait au San Carlo –, alors que les vers apparaissent dans la note d’accompagnement.
Côté projets, Werther sera à l’affiche pour deux concerts, à Genève et à Strasbourg, fin janvier-début février 2025. Ressentant que la vie l’abandonne, le jeune poète de Pene Pati déploie les désormais légendaires rayons de son timbre solaire, afin de signifier l’approche de la belle saison, pressentie comme la dernière. Les regrets de Malcolm sont intensément vécus, alors que dans le duo de la rescousse, la voix se joint à la vaillance du Macduff de son frère, Amitai Pati, dans une émulation incontestablement bénéfique. Relevons également, dans cette même scène, les interventions idiomatiques du Chœur de l’Opéra national de Bordeaux.
Dom Sébastien, tout comme Éléazar de La Juive, peut se ranger entre les vœux pieux et les raretés. Pene Pati investit le roi du Portugal d’une ligne remarquable, sachant valoriser les dynamiques de la partition, notamment dans les derniers couplets, lors des transitions vers le haut du registre. Il retrouve son frère et son épouse, Amina Edris, dans le trio avec Léopold et Eudoxie. Faisant état d’un chant syllabique et d’une longueur singuliers, il côtoie chez le premier l’élan d’un sursaut d’héroïsme, mû par les affects, chez la seconde la virtuosité et les ornementations d’une intonation cristalline.
Côté curiosités, dans le duo des cerises de L’amico Fritz la mesure conférée au rôle-titre, en adéquation avec la situation du moment, préfigure sa passion et donne la réplique à la Suzel – ô combien lyrique – d’Amina Edris. Le couple se reforme dans Frédégonde où une Brunhilda au souffle souverain donne la réplique à un Mérowig profondément expressif. Titre wagnérien, s’il en est, c’est dans un duo d’amour d’école bien française que s’épanouit cette scène de l’opéra d’Ernest Guiraud où la sphère du politique se dresse contre la sincérité du sentiment. Le duo entre Carlo, le sicaire du titre, et Pisani nous fait regretter que les opéras de Saverio Mercadante ne soient pas plus souvent joués, tant le drame prend vite le dessus en quelques notes. Les frères Pati y sont flamboyants, cet extrait leur donnant sûrement davantage d’occasions de briller que leur rencontre dans Beatrice di Tenda, l’hiver dernier, à l’Opéra Bastille.
Emmanuel Villaume dirige consciencieusement l’Orchestre national Bordeaux-Aquitaine, laissant respirer ces trois chanteurs. Une mention particulière pour le violon solo de Matthieu Arama, accompagnant le Faust de Gounod, et pour la harpe introduisant l’air de Dom Sébastien.