Ensemble Irini
Direction : Lila Hajosi
Mezzos : Clémence Faber, Eulalia Fantova
Contraltos : Julie Azoulay, Lauriane Le Prev
Ténors : Thibault Givaja, Olivier Merlin
Basses : Sébastien Brohier, Guglielmo Buonsanti, Jean-Marc Vié
Printemps sacré : Vivre / Mourir / (Re)naître
VIVRE
Tota pulchra es (Tu es toute belle) – Heinrich Isaac
Shen khar venakhi (Tu es un vignoble), XIIème siècle – Cérémonie nuptiale orthodoxe géorgienne
Saidumlo samotkhe khar (Tu es un paradis mystique) – Liturgie géorgienne
Anima mea (Mon âme a fondu) – Heinrich Isaac
MOURIR
Ts’midata tana ganusvene (Avec les Saints donne le repos) – Cérémonie de mise en terre orthodoxe
Vgodeb da viglovme (Je pleure et me lamente) – Cérémonie de mise en terre orthodoxe
Saukunod iq’avn khseneba (Éternelle mémoire) – Cérémonie de mise en terre orthodoxe
Quis dabit capiti meo aquam ? (Qui donnera à ma tête de l’eau ?) – Heinrich Isaac
(RE)NAÎTRE
Arasada davdumnet (O Théotokos) – Paraklesis à la Mère de Dieu
Gikharoden shan (Réjoui-toi, ô mère de Dieu)
Virgo Prudentissima (Quand la très sage Vierge) – Heinrich Isaac
Christos Anesti (Le Christ est ressuscité) – Rite orthodoxe byzantin
Innsbruck ich muss dich lassen (Innsbruck, je dois te quitter) – Heinrich Isaac
Enregistré du 17 au 20 avril 2024 en l’église Notre-Dame des miracles, Monastère de Saorge (Alpes-Maritimes, France)
1 CD Psalmus
À la croisée des chemins
On a beau déplorer la crise du disque et la difficulté à graver en studio de nouvelles versions d’œuvres du répertoire, les publications restent nombreuses, tout particulièrement dans le secteur de la musique ancienne et baroque. Quoiqu’encore jeune – moins d’une dizaine d’années – l’Ensemble Irini construit peu à peu une discographie déjà riche des albums Maria Nostra, publié en 2018, O Sidera, enregistré en 2021 et complétée aujourd’hui par un troisième opus, Printemps sacré, qui parait cet automne chez Psalmus.
Lila Hajosi - © Luca Concas
Force est de reconnaître que sa fondatrice Lila Hajosi sait maintenir de disque en disque de hautes ambitions musicologiques et que ce nouvel enregistrement place très haut la barre de l’exigence du répertoire et de la qualité éditoriale.
Après un concert remarqué aux dernières Rencontres musicales de Vézelay qui faisait dialoguer les traditions musicales latines et byzantines à l’époque du Concile de Florence et de la menace pressante des troupes ottomanes sur Constantinople, Irini renouvelle l’expérience d’une confrontation Orient / Occident en faisant se rencontrer Heinrich Isaac et la liturgie orthodoxe géorgienne du XVIe siècle.
Dans l’ombre de Josquin Desprez, Heinrich Isaac est un compositeur germano-flamand né vers 1450 qui, au terme de longues pérégrinations à travers toute l’Europe, se fixa à partir de 1486 à la Cour de Florence, sous la protection de Laurent de Médicis. Comblé de faveurs par le Magnifique jusqu’à la mort de son mécène en 1492, il dut s’exiler en Autriche et chercher un nouveau protecteur lorsque Savonarole s’empara du pouvoir en Toscane. L’empereur Maximilien 1er fut alors pour Heinrich Isaac la planche de salut qui lui permit de continuer à composer jusqu’au retour des Médicis sur les rives de l’Arno en 1512. Fidèle aux Princes qui l’avaient protégé en ses vertes années, Isaac obtint de l’empereur le privilège de rentrer s’établir à Florence où il s’éteignit finalement en 1517, après 21 années d’exil.
C’est de ce destin fait de hauts et de bas que Lila Hajosi a tiré l’idée d’un programme en trois temps : vivre, mourir et (re)naître.
Pour que cet opus discographique s’inscrive dans la tradition d’œcuménisme qui colore chacune des aventures musicologiques de l’Ensemble Irini, il fallait trouver au destin d’Heinrich Issac un pendant oriental que Lila Hajosi a trouvé en Géorgie. À l’extrême fin du XVe siècle, après la prise de Constantinople par les Turcs, la Géorgie constitue en effet le dernier bastion chrétien à l’Est de la Mer Noire. Sous la pression ottomane, son territoire se désagrège peu à peu avant qu’en 1510 le monastère de Ghélati – l’un des principaux centres culturels et intellectuels du Caucase – ne soit incendié par les Turcs. Menacée de disparition, la tradition musicale géorgienne a cependant survécu pour être aujourd’hui mise en miroir avec celle de Heinrich Isaac.
© Ensemble Irini
À voix nues
Placer le nouveau disque de l’Ensemble Irini sur la platine et l’écouter dans la continuité de ses treize morceaux s’apparente à une forme de retraite spirituelle vivifiante. Pour cela, il faut en premier lieu saluer le formidable travail des ingénieurs du son du label Psalmus qui ont su capturer l’acoustique de l’église Notre-Dame des miracles, au monastère de Saorge, et en restituer toute la mystérieuse intensité.
Dépouillé de tout accompagnement instrumental, le travail de Lila Hajosi consiste à accorder les timbres de ses neuf chanteurs en des polyphonies à dimension variable qui, toutes, parlent au cœur autant qu’à l’esprit. Il émane de ces voix graves et profondes une sérénité et une forme de sagesse dont la sincérité bouleverse.
Du répertoire de Heinrich Isaac que beaucoup découvriront en écoutant ce disque, on retiendra notamment la lente mélopée incantatoire « Tota pulchra est » et la pièce « Quis dabit capiti meo aquam » composée pour les funérailles de Laurent le Magnifique. Dégraissés de toute afféterie et rendus à leur simplicité médiévale, ces morceaux illustrent le degré d’intellectualité auquel était parvenu le catholicisme occidental quelques décennies avant la réforme luthérienne.
Habituellement accompagnée au luth et à la viole, la mélodie « Innsbruck ich muss dich lassen » prend une dimension toute différente lorsque l’Ensemble Irini l’interprète a capella ; elle gagne alors en gravité et en intériorité ce qu’elle perd de douceur avenante.
Très rarement enregistré, le répertoire liturgique géorgien du tournant du Moyen Âge est la véritable révélation de ce disque ! Les trois pièces funéraires qui constituent le cœur du programme imaginé par Lila Hajosi sont toutes d’une beauté inouïe, portées par des harmonies vocales qui sont désormais la marque de fabrique de l’Ensemble Irini.
Placée en fin de programme, l’incantation pascale « Christos Anesti » exalte la joie du Mystère de la résurrection de manière intériorisée avec un calme tout oriental : la lente montée tantrique de la mélodie est tout particulièrement jubilatoire et constitue le point d’orgue d’un projet musical qui donne à mieux comprendre pourquoi le patrimoine liturgique géorgien vient d’être consacré par l’UNESCO.
Le vendredi 22 novembre 2024, en l’église parisienne des Blancs-Manteaux, un concert de sortie du disque Printemps sacré permettra aux amateurs de musique ancienne d’en découvrir le programme et de communier à la beauté des voix profondes qui composent l’Ensemble Irini. Nul n’est prophète en son pays mais on peut déjà prédire à cette manifestation un beau succès en attendant que le même programme soit redonné l’année prochaine dans de nombreux festivals tant français qu’étrangers.
2 commentaires
Formidable article ! Et ravi que mes prises de son et mixages vous ait touchés!
Toute petite remarque : la période actuelle ne permet plus guerre aux labels d’engager des ingénieurs du son & directeurs artistiques ; dans la plupart des cas, nous sommes independants, et engagés directement par les ensembles.
Je porte par ailleurs le label Psalmus dans mon cœur, pour avoir déjà travaillé avec lui auparavant, c’est une super maison! Mais les labels dans la plupart des cas (et bien malgré eux) ne peuvent plus s’occuper que du volet diffusion/distribution.
Une chose par ailleurs suffisamment rare pour être notée : il se trouve que le fondateur du label Psalmus, J-M Vié, fait partie de l’ensemble Irini et chante dans Printemps Sacré comme baryton !
Merci, Monsieur, pour ce commentaire enthousiaste et pour vos éléments de réflexion concernant la difficulté à produire des disques aujourd’hui avec de bons ingénieurs du son. Ce métier est évidemment essentiel dans la qualité d’un enregistrement.