Arnaud Marzorati, direction artistique, baryton
Lucile Richardot, mezzo-soprano
Cyrille Dubois, ténor
Jérôme Varnier, basse
Les Lunaisiens
Christian Laborie, clarinette
Patrick Wibart, ophicléïde
Pernelle Marzorati, harpe romantique
Christophe Tellart, vielle à roue
La Comédie humaine
Portraits chantés d’après Honoré de Balzac, de Désaugiers, Dupont, Béranger, Debraux, Auber, Brillat-Savarin, Vidocq, Doche.
1 CD Alpha, décembre 2024.
Une très belle réalisation artistique – et surtout la redécouverte passionnante de tout un pan de notre patrimoine musical !
Arnaud Marzorati - © Jean-Baptiste Millot
Rencontrer Arnaud Marzorati à l’occasion de la sortie de son enregistrement, c’est discuter avec un passionné de ces répertoires trop souvent délaissés et oubliés. Disert, il évoque ces reflets d’un monde ancien, perdu, attachant et révélateur d’une société, d’une histoire populaire de la France. Et le chanteur se fait l’ardent défenseur de ce genre, intarissable sur ses recherches de partitions, ses choix instrumentaux pour faire revivre ces musiques, car il faut adapter, recréer, par le verbe comme par le chant.
Ce baryton rompu à la musique baroque sait s’entourer pour porter ses projets artistiques aussi originaux qu’ambitieux. Au cœur de ses projets, autour de lui, il y a des chanteurs que l’on n’attendrait pas – à tort – dans ce répertoire populaire mais aussi littéraire. Et puis il y a ses compères instumentistes, Les Lunaisiens, un ensemble pas comme les autres qu’il a créé il y a déjà une quinzaine d’années . Pour leurs aventures, dans leur besace, on trouve un inventaire à la Prévert : un serpent, un pianoforte, une vielle à roue, un ophicléide, une clarinette ou un harmonium – ici une guitare, un accordéon, là une contrebasse et parfois un violon ou un violoncelle, des percussions… Bref, un ensemble à géométrie variable donc, selon les programmes choisis et orchestrés par le chef qui ne cesse de mitonner avec science ces petits plats surprenants.
Car ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Cette dernière parution (avant la prochaine consacrée à… chut, c’est encore un secret !) se penche sur le monde balzacien après bien d’autres pérégrinations. Balzac en chansons ? Pas exactement, car le projet n’est pas de piocher dans les œuvres mentionnées par la Comédie humaine. Comme le précise Romain Benini dans son passionnant texte de livret, toutes ces chansons « étaient connues ou chantées à l’époque où Balzac écrivait. Toutes entrent en écho avec un pan de l’œuvre qu’elle font résonner de façon nouvelle. »
Si le disque s’ouvre et se referme par une œuvre de Désaugiers, le Tableau de Paris à cinq heures du matin (dont s’est inspiré bien plus tard Jacques Dutronc) et le Tableau de Paris à cinq heures du soir, c’est bien pour nous plonger dans ce Paris si cher au romancier.
Et l’ombre de Balzac rode partout. Ainsi, deux chansons évoquent l’attrait de l’or, obsession lancinante dans cette Comédie humaine. Les Louis d’or de Pierre Dupont invitent le personnage du Diable et ne sont pas sans évoquer l’atmosphère fantastique de La Peau de chagrin, roman quasi contemporain (1831) mais ici avec une fin heureuse. L’interprétation de L’or, que signait l’un des plus célèbres chansonniers de son siècle, Pierre-Jean de Béranger, est encore plus explicite. En effet, c’est la clarinette qui se mêle au pianoforte dans cette complainte chantée par la basse Jérôme Varnier et voilà que nous sommes plongés dans le souvenir de Facino Cane, la nouvelle de 1837 : ce personnage joueur de clarinette raconte l’histoire de sa vie, hantée par la cupidité : « Je sens l’or…. » dit-il.
Il faudrait multiplier les exemples pour entrer dans ces résonances entre le choix subtil et bien agencé de ces seize chansons et le monde fourmillant inventé par Balzac. Amoureux de La Comédie humaine, à vos marques… Car nous voici sur le Faubourg du Temple par le truchement d’une chanson de Désaugiers ; dans le monde de la satire politique avec Les escargots de l’indispensable Béranger, qui compare les députés Louis-Philipards aux gatéropodes ; dans la satire sociale où Béranger (toujours lui) annonce la chute d’un vieux monde prêt à s’écrouler…
Et puis, il y a une incroyable variété dans cette interprétation si vivante où tous se font conteurs, acteurs, avec une diction parfaite et claire : Arnaud Marzorati est le premier à jouer sur les différents registres, avec une vraie gouaille (inénarrable Chanson de Vidocq !), réinventant une atmosphère, celle des chanteurs de rues. En contraste, écoutez la suavité, la subtilité du timbre et de la diction du ténor Cyrille Dubois. Il chante ici, de façon intime, Le livre du grand Pierre Dupont, chansonnier célèbre, auteur de ce Chant des ouvriers que Baudelaire appelait « la Marseillaise du travail ».
Quant à la mezzo Lucile Richardot, son incarnation rend si pétillante Ma grand-mère d’un Béranger à qui est logiquement réservé un tiers du disque (« Combien je regrette mon bras si dodu, ma jambe bien faite et le temps perdu »). Et la voici touchante dans Amour et folie, emportée dans une danse macabre endiablée où l’ophicléide, la clarinette et la guitare se joignent au pianoforte. Que d’imagination dans les instrumentations ! Avec Les chapeaux d’Émile Debraux, le rythme syncopé et son humour bancal évoquent une chanson bien postérieure, La java des bombes atomiques de Boris Vian.
Si seulement la découverte de cet opus, à placer au pied du sapin, donnait envie d’aller voir ailleurs, du côté de tout le corpus qui existe déjà. Car le travail d’ Arnaud Marzorati s’écrit dans la durée, la persévérance et le défrichement de tant de répertoires oubliés.
Il y a ces deux CD indispensables pour pénétrer dans le domaine fleuri et si divers des chansonniers du XIXe siècle : Pierre-Jean Béranger et Gustave Nadaud . Et il y a tout ce travail de recherche qui permet d’entendre, dans les meilleures conditions artistiques, de multiples jalons essentiels de notre culture populaire si injustement délaissée :
- la France 1789, ironiquement sous-titré « Révolte en musique d’un sans-culotte et d’un royaliste », avec le ténor Jean-François Novelli (publié en 2011 chez Alpha).
- Sainte-Hélène – la légende napoléonienne, avec la soprano Sabine Devieilhe (publié en 2021 chez Muso).
- Révolutions ! Chant de gloire ou cri de mort – Chroniques révolutionnaires – 1830, 1848, 1871, avec Isabelle Druet et Jean-François Novelli (publié en 2014 chez Paraty).
- Votez pour moi !, avec Ingrid Perruche et Lara Neumann (publié en 2016 chez Aparte)
- Sans oublier La complainte de Lacenaire » et ses chansons de mauvais garçons du XIXe siècle (publié en 2015 chez Paraty).
- Enfin, il ne faut pas rater ce manifeste pour la chanson des rues, dont le titre emprunte à la poésie de Jehan Rictus avec Stéphanie d’Oustrac : Merd’ V’la l’hiver (publié en 2022 chez Alpha). Un titre de saison ?
On le voit, c’est un tout un corpus cohérent, passionnant, qui se construit, méthodiquement. Enfin, tant de répertoires oubliés sont accessibles. Une telle démarche, un tel investissement ne s’étaient pas vus depuis le travail de France Vernillat et Jacques Charpentreau en arpenteurs de l’Histoire de la chanson dans les années 1950-1960 et, plus près de nous, dans les publications de l’Anthologie de la Chanson Française de Marc Robine (publié en 1994 chez Albin Michel), liée à de nombreux coffrets de CD dont le premier traite de l’avant 1900, dans des versions enregistrées pour l’occasion mais qui sont loin de la qualité musicale proposée par Les Lunaisiens.
On le dit depuis des siècles, « en France, tout finit par des chansons ». Alors, pourquoi ne pas terminer l’année en très bonne compagnie, celle d’Arnaud Marzorati et de ses Lunaisiens ?