CD – Krešimir Stražanac chante Blagoje Bersa : à la découverte de lieder oubliés…
Krešimir Stražanac, basse-baryton
Krešimir Starčević, piano
Blagoje Bersa (1873-1934), Lieder
« Auf dem Wällen, Salamancas », op 41 – « Und als ich so lange« , op. 40 – « Lieb Liebchen, leg’s Händchen auf’s Herze mein« , op. 66 – « Mein süßes Lied, wenn du im Grab« , op. 39 – « Ein Lied der Liebe« , op. 67 – « O lache nicht« , op. 32 – « Ein Schwann« , op. 52 – Ballade « Edward », op. 17 – « Einsamkeit », op. 60 – « Meeresleucgten« , op. 61 – « Oj sanci, vi sareni sanci« , op. 45 – « Ja te ljubim« , op. 46 – « Kolko sam te« , op. 44 – « Jelica« , op. 73 – « Primorska pjesmica« , op. 72 – « Kad! » – « Bio bih rekao« , op. 13 – « Crni dan » – « Duhaj vetre« , op. 43 – « Ne znam sta je« , op. 48 – « Robinjica« , op. 47 – « Povero scemo!, »op. 33 – « Il re di Tule« , op. 21
2 CD Hänssler Classic, décembre 2024
Après la renaissance des œuvres d’Oskar Posa à l’occasion de deux concerts parisiens (le premier à la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, le second à l’ECUJE), la redécouverte de compositeurs oubliés de la MittelEuropa se poursuit avec ce double CD consacré au musicien croate Blagoje Bersa. Né à Dubrovnik en 1873 et mort à Zagreb en 1934, Blagoje Bersa étudia la composition à Vienne avec Robert Fuchs, qui fut entre autres le professeur de Mahler et Sibelius.
Si les spécialistes retiennent surtout, de son œuvre, le diptyque symphonique Sablasti [Apparitions] & Sunčana paul [Champs ensoleillés] ainsi que ses compositions pour piano, enregistrées par le pianiste croate Goran Filipec en 2016 et 2019 pour la firme Grand Piano, ce sont ses lieder que le baryton Krešimir Stražanac se propose de nous faire découvrir, dans un double album récemment paru chez Hänssler Classic. Vingt-six mélodies en tout, sur des textes allemands, croates ou italiens – le musicien ayant séjourné dans le sud de l’Italie.
Dans son ouvrage Blagoje Bersa (1959), le musicologue Marija Kuntaric cite, pour évoquer l’art du compositeur, Wagner, Mahler et Strauss. À l’écoute de cet enregistrement, c’est aussi le nom de Schubert qui vient à notre esprit – du moins pour la partie allemande du programme. Pas seulement parce que Bersa met en musique certains poètes, voire certains poèmes également choisis par le compositeur autrichien (la « Einsamkeit » de Müller, incluse dans la Winterreise, ou encore la Ballade du Roi de Thulé, avec cependant des résultats très différents de ceux obtenus par son prédécesseur), mais aussi parce qu’on trouve – parfois – chez les deux musiciens une même simplicité apparente, ainsi qu’une mélancolie prégnante, qui affleure même dans les pages a priori plus légères, telle le « Auf den Wällen Salamancas » qui ouvre le programme, évoquant une agréable promenade du narrateur au bras de sa bien-aimée que vient assombrir in fine une allusion grinçante à une probable future rupture.
De fait, relativement rares sont les pages aux tonalités heureuses ou paisibles : pour un hymne à la beauté de la femme aimée (« Ein Lied der Liebe » de Reinhard Volker), une poétique évocation de paysages marins (« Meeresleuchten » de Carl Siebel) ou une déclaration d’amour enflammée (« Und als ich so lange » de Heinrich Heine), combien de pages désabusées, tourmentées, désolées – qui comptent peut-être parmi les plus immédiatement marquantes de l’album, telle la très sombre ballade « Edward » (Johann Gottfried Herder), aveu difficile et glaçant d’un parricide commis par un homme qui se condamne à l’exil et jette la malédiction sur sa mère, mandatrice du meurtre ; « Lieb Liebchen, leg’s Händchen aufs Herze mein » de Heinrich Heine, où le poète écoute le charpentier travaillant à la construction du cercueil qui lui est destiné ; ou encore le « Mein süßes Lieb, wenn du im Grab » du même Heine, où le poète imagine cette fois rejoindre l’être aimé dans son tombeau – une évocation où le temps semble s’arrêter, interrompue par une surprenante « danse macabre ».
Les lieder sur des textes croates présentent parfois la même noirceur (« Crni dan » de Petar Preradović, étonnante évocation d’une « journée noire » dont le souvenir hante l’esprit du poète), mais ils font également entendre des pièces plus lumineuses, plus apaisées, ou plus légères, avec parfois, musicalement, une possible inspiration de musiques traditionnelles : ce sont, par exemple, de petites « scènes de genre » (dialogue entre une mère et sa fille), ou des tableaux champêtres, tel celui de « Oj sanci, vi šareni sanci » (« Ô rêves, rêves colorés ») de Josip Bersa – qui s’achève cependant par une évocation de l’inéluctable finitude de la vie,
On l’aura compris, le programme fait entendre une belle diversité d’ambiances, de couleurs, de tonalités, et pour rendre justice à cette variété, le pianiste croate Krešimir Starčević est l’homme de la situation : par son jeu tout à la fois précis et fougueux, il excelle à poser le cadre poétique et/ou dramatique de ces différentes saynètes, empreintes d’un romantisme tardif très séduisant. Quant au baryton Krešimir Stražanac, même s’il se produit beaucoup en Allemagne ou en Suisse, il n’est pas inconnu en France : il a notamment offert un récital à Dijon il y a une dizaine d’années, dans un programme de lieder où l’on avait déjà pu apprécier son goût pour les escapades dans des chemins peu fréquentés (Hans Pftizner et Moritz Eggart, entre autres, y côtoyaient Schubert).
La voix, ample, d’un large ambitus, est capable d’une belle souplesse et de délicates nuances (quel beau chant mezza voce !) qui lui permettent de saisissants contrastes (les « Ach, Señora ! » de « Auf den Wällen Salamancas »), d’« éteindre » fort poétiquement certaines fins de vers (« Das Schicksal wird das Haupt, das du gelieb » dans le lied « O lache nicht »), et d’ être tout aussi à l’aise dans la véhémence que dans la douceur (« Meeresleuchten »), avec une très belle habileté pour passer les aigus en voix de tête (« Kad! »). Comme il se doit dans ce répertoire, la diction est très claire et l’attention aux mots constante.
Un disque attachant, que tout amateur de raretés et de découvertes se doit d’écouter. On espère que les artistes auront bientôt la possibilité de faire entendre ce programme lors de concerts, en Croatie, en Allemagne… ou en France ! Et l’on se prend également à rêver qu’un directeur d’opéra donne un jour de nouveau sa chance à Der Schuster von Delft (Le cordonnier de Delft), l’opéra que Blagoje Bersa composa d’après Andersen…
https://www.youtube.com/watch?v=0LkB0BDrIxY