The Curious Bards
Alix Boivert, violon baroque par Jean-Nicolas Lambert (Paris, 1760) et hardingfele par Ottar Kåsa (Bø, 2022)
Colin Heller, violon baroque par Olivier Calmeille (Montpellier, 2014) et kontrabasharpa par Jean-Claude Condi (Mirecourt, 2023) d’après un modèle anonyme du Musée de la Musique de Paris
Jean-Christophe Morel, cistre baroque par Frank Tate (Dublin, 2016) d’après un modèle de William Gibson (Dublin, 1772)
Sarah Van Oudenhove, viole de gambe par Arnaud Giral (Paris, 2014) d’après un modèle de Michel Collichon (Paris, 1693)
Ilektra Platiopoulou, mezzo-soprano
Sublimation – Chansons et danses scandinaves du XVIIIe siècle
1 CD Harmonia Mundi, 24 janvier 2025
« Curieux » : voilà un adjectif qui correspond parfaitement à l’ensemble The Curious Bards (créé il y a déjà maintenant dix ans) – et ce dans la double acception du mot. L’ensemble est en effet « curieux » dans le sens d’ « atypique », au regard des diverses vocations qui sont les siennes : interpréter un répertoire ancien avec une rigueur et un sérieux tout musicologiques, mais aussi apporter à ce répertoire fraîcheur et modernité dans une interprétation dénuée de tout académisme, qui fait de chacun des concerts des Curious Bards une expérience vivante et créative (notre confrère Nicolas Le Clerre avait tout particulièrement apprécié celui donné dans le cadre du festival Musicancy en août 2023). Mais nos musiciens ne sont pas seulement curieux dans le sens d’ « étonnants »: ils sont aussi « curieux de » : curieux de découvrir et faire revivre un répertoire peu fréquenté, à savoir les musiques populaires d’Europe du nord du XVIIIe siècle. S’il s’agissait initialement pour le groupe de redonner vie aux musiques d’Écosse et d’Irlande, les Curious Bards ont tout récemment traversé la mer du Nord pour élargir progressivement leurs investigations et aborder de nouvelles contrées : c’est aujourd’hui la Scandinavie qui est à l’honneur avec ce nouveau CD, Sublimation, proposant un florilège de musiques norvégiennes et suédoises, dans lequel nous retrouvons avec plaisir l’indispensable Alix Boivert, directeur artistique tenant également le violon baroque et le hardingfele (violon de la région du Hardanger), Colin Heller (violon baroque et kontrabasharpa), Jean-Christophe Morel (au cistre baroque), Sarah Van Oudenhove (à la viole de gambe) mais aussi la mezzo Ilektra Platiopoulou, complice habituelle des musiciens pour les interventions vocales.
Deux instruments ont été spécialement conçus à l’occasion de ce programme : le hardingfele norvégien (violon de la région du Hardanger, muni de cordes sympathiques), et la kontrabasharpa (ancêtre de la nyckelharpa du XVIIIe siècle – instrument de musique traditionnel à cordes frottées d’origine suédoise). Fidèles à l’exigence d’authenticité qui les caractérise, les Curious Bards ont commandé ces instruments à deux luthiers-experts : Ottar Kåsa et Jean-Claude Condi, qui les ont réalisés à partir de modèles du XVIIIe siècle conservés au Musée de la musique de Paris et aux Hardanger folkemuseum et Scenkonstmuseet de Stockholm.
Les sonorités assez inhabituelles que font entendre cet instrumentarium, l’originalité des pages retenues au programme garantissent une fois encore à l’auditeur un dépaysement complet, et les marches, danses traditionnelles et autres chansons se succèdent pour notre plus grand bonheur, tissant des liens entre ces terres scandinaves mais aussi les pays gaéliques précédemment visités par The Curious Bards et d’autres pays voisins d’Europe du Nord : la Pologne notamment, Alix Boivert et Colin Heller rappelant, dans leur riche notice introductive (comportant également un texte du musicologue Mattias Lundberg), que le Suédois Sigismund Vasa (Sigismond III) occupa le trône polonais, devenant simultanément roi de Pologne et de Suède de 1592 à 1599.
On se laisse charmer par la virtuosité délicate et poétique des instrumentistes dont le jeu ciselé, précis comme un travail d’orfèvre, excelle tout autant dans les morceaux enjoués – voire endiablés -, que dans les pages gracieuses, délicates et poétiques. De vraies pépites surgissent au gré du voyage (la superbe Polonesse d’Anders Larsson ; la lente et belle Polsdans anonyme de la plage 11 ; le troublant « Huldra å ‘en Elland » [La Huldra et Elland], à l’accompagnement envoûtant …) ; on s’amuse à rapprocher la valse du manuscrit d’Ole Olsen Kruge de celle des paysans au premier acte du Freischütz ; on se laisse émouvoir par Signe Lita, une chanson norvégienne médiévale dont les paroles font référence au naufrage d’un bateau, ou par la mélodie simple et touchante de Necken [L’Ondin], que la soprano suédoise Christine Nilsson demanda peut-être à Ambroise Thomas d’inclure dans la scène de folie d’Ophélie de son Hamlet. Et une fois encore, on apprécie l’art avec lequel la mezzo Ilektra Platiopoulou parvient par sa voix et son chant à créer des ambiances si différentes, qu’il s’agisse de faire dialoguer le Roi Erik et une voyante chargée d’annoncer au monarque le temps qu’il lui reste à vivre, d’évoquer une ensorcelante « Huldra », avatar scandinave des sirènes et autres ondines séductrices, ou de donner vie à une véritable petite « scène de genre » : l’amusant « Grannas Lasse » [Le Voisin Lasse], mettant en scène une partie de cartes particulièrement animée.
Un voyage en terres scandinaves tout à la fois érudit, réjouissant et émouvant : laissez-vous guider !