Grisélidis : Vannina Santoni
Alain : Julien Dran
Le marquis : Thomas Dolié
Le Diable : Tassis Christoyannis
Fiamina : Antoinette Dennefeld
Bertrade : Adèle Charvet
Gondebaud : Adrien Fournaison
Le Prieur : Thibault de Damas
Orchestre National Montpellier Occitanie, Chœur Opéra National Montpellier Occitanie, dir. Jean-Marie Zeitouni
Grisélidis
Conte lyrique en 3 actes et un prologue de Jules Massenet, livret d’Armand Silvestre et Eugène Morand d’après le « mystère » homonyme des mêmes auteurs, créé le 20 novembre 1901 à l’Opéra-Comique de Paris.
2 CD Palazzetto Bru Zane, janvier 2025.
Dans le cadre de son cycle Massenet proposé lors de sa saison 2022-2023, le Palazzetto Bru Zane avait choisi de faire revivre la rare Grisélidis avec un concert donné d’abord à Montpellier (qui avait enthousiasmé notre chroniqueuse Sabine Teulon-Lardic) puis repris au Théâtre des Champs-Élysées. Voici aujourd’hui un enregistrement se faisant l’écho de ces événements, avec très exactement la même distribution.
L’œuvre, à laquelle Première Loge Opéra a consacré un dossier, est intéressante à plus d’un titre. A priori, elle utilise plusieurs éléments déjà convoqués à maintes reprises par divers compositeurs et librettistes. Plus encore que le livret d’Apostolo Zeno qui inspira Scarlatti et Vivaldi pour leurs Griselda (il est en fait très éloigné du « conte lyrique » écrit par Armand Silvestre et Eugène Morand pour Massenet), citons : le pari fait sur l’infidélité d’une femme (comme dans Cosi fan tutte, avec selon nous une misogynie très supérieure à celle présente dans le livret de Da Ponte, le personnage de Grisélidis assumant et revendiquant pleinement son entière soumission aux volontés – réelles ou supposées – de son mari) ; le départ d’un mari pour la croisade et la tentation à laquelle est soumise sa femme en son absence (Le Comte Ory de Rossini) ; celui de l’enfant arraché à sa mère par le Diable (Les Trois Baisers du Diable d’Offenbach) ; la connotation médiévale assurée par une légende chantée, comme dans La Dame blanche de Boieldieu, au début du deuxième tableau, par une servante occupée à filer au fuseau et à la quenouille ; un diable convoquant des esprits infernaux dansant un ballet tantôt gracieux, tantôt grinçant comme dans La Damnation de Faust,… Pourtant, malgré ces diverses réminiscences, l’œuvre est indéniablement originale, grâce à la musique de Massenet qui y revêt tour à tour différentes tonalités : dramatique (l’enlèvement de Loÿs), élégiaque ou lyrique (les premières interventions d’Alain), poétique (la « Floraison des roses » et l’envoûtement dont Alain fait l’objet au deuxième acte), pathétique (le désespoir d’Alain lorsqu’il perd définitivement Grisélidis), mais aussi… comique, avec un couple diabolique (car le Diable est ici flanqué d’une épouse au moins aussi redoutable que lui !) à qui échoient plusieurs pages à l’humour affirmé. La première qualité des forces de l’Opéra National de Montpellier et du chef québécois Jean-Marie Zeitouni est précisément de rendre parfaitement compte de la diversité des ambiances qui sous-tendent la partition, avec une attention aux couleurs, aux contrastes, mais aussi un sens du drame extrêmement appréciables.
Les chanteurs se montrent quant à eux stylistiquement irréprochables et très attentifs à la qualité de la diction. Les seconds rôles ont été choisis avec un soin tout particulier, de Thibault de Damas, Prieur aux interventions pleines d’assurance à Adrien Fournaison qui parvient à dessiner un vrai personnage à partir des quelques répliques qui échoient à Gondebaud, ou encore Adèle Charvet, qui distille les couplets de sa ballade « médiévale » avec beaucoup de grâce. Antoinette Dennefeld fait preuve d’une belle verve comique peut-être acquise dans sa fréquentation de rôles offenbachiens (elle fut notamment la Cunégonde du Roi Carotte de l’Opéra de Lyon il y a quelques années). Thomas Dolié et Tassis Christoyannis font tous deux entendre des timbres de barytons clairs assez proches, ce qu’on peut regretter… ou au contraire apprécier, le second pouvant alors apparaître comme un double inversé du premier ! Quoi qu’il en soit, ils parviennent, par l’attention portée au texte, à conférer à leur personnages respectifs leurs caractéristiques propres, mari aimant et confiant pour le premier, Diable sournois, misogyne, un brin cabotin comme il se doit pour le second. Les rôles d’Alain et Grisélidis sont assez exigeants, en ceci qu’il requièrent de la part des chanteurs tantôt un chant tendre à l’émotion contenue, tantôt des élans puissamment lyriques, voire dramatiques. Julien Dran et Vannina Santoni affrontent avec succès les difficultés de leurs rôles : le ténor français se montre touchant dans sa romance « Voir Grisélidis » du Prologue (l’une des rares pages de l’œuvre à s’être – un peu – maintenue au répertoire, certains ténors l’inscrivant parfois au programme de leurs récitals), émouvant dans son désespoir amoureux, et vaillant dans les éclats vocaux qui émaillent ici et là sa partie. Le rôle de Grisélidis revient donc à Vannina Santoni, une chanteuse à la carrière probe et judicieusement conduite. Certains diront que le personnage appelle peut-être, dans certaines pages particulièrement fortes (la confrontation avec le diable, la fin de l’acte II) plus de puissance et d’élan dramatique (la créatrice du rôle, Lucienne Bréval, était considérée comme l’une des meilleures Brünnhilde de son temps). La soprano française n’en brosse pas moins un portrait très touchant du personnage, et se montre on ne peut plus convaincante dans les registres élégiaques et pathétiques : ses premières interventions font entendre un timbre pur d’une grande fraîcheur, et elle est particulièrement émouvante dans sa longue et belle scène de l’acte II (scène 3).
Après avoir subi avec succès les épreuves du concert et du disque, Grisélidis mériterait à coup sûr un retour sur nos scènes. Ce « conte lyrique », cependant, semble a priori se prêter assez mal aux relectures sociétales si prisées aujourd’hui : quelle metteuse, quel metteur en scène accepterait de jouer la carte du plaisir simple et naïf propre au conte ou au fabliau ?