En décembre 2018, l’Opéra Comique affichait Hamlet d’Ambroise Thomas. Portées, entre autres, par Stéphane Degout dans le rôle-titre et Sabine Devieilhe dans celui d’Ophélie, ces représentations ont enthousiasmé critiques et public tout en laissant planer une ombre lyrique lumineusement marquante, celle de Natalie Dessay. La soprano, qui a marqué durablement le rôle d’Ophélie, était présente dans certains esprits et sur beaucoup de lèvres mais les souvenirs égalent-ils les faits ? Nos oreilles et nos yeux ont-ils bonne mémoire ? Rien ne valent l’image et le son pour le vérifier. Retour sur l’unique témoignage visuel officiel de l’Ophélie d’une soprano en quête d’absolu.
Réalisé en octobre 2003 au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, cet enregistrement d’Hamlet vaut, bien sûr, par la présence de Natalie Dessay mais également par une distribution vocale superlative et par une réalisation musicale et théâtrale puissante et juste.
À la tête du Chœur et de l’Orchestre de Gran Theatre del Liceu, Bertrand de Billy sait mettre en valeur les plus belles pages de la partition, gommer quelques passages plus emphatiques et, surtout, le chef d’orchestre français est un partenaire attentif soutenant constamment, musicalement et théâtralement, ses chanteurs. Le prélude expose les pupitres de l’excellent orchestre barcelonais et plus particulièrement celui des cuivres d’une belle homogénéité, tout en créant une ambiance d’où sourd déjà le drame à venir. Le Brindisi de l’acte 2 échappe à la fanfare bruyante qu’il peut être parfois et la justesse des tempi apporte tout le confort possible aux chanteurs, laissant la place au théâtre et au souffle dramatique de la partition. L’auditeur en viendrait presque à oublier la présence du chef, ce qui, à ce niveau de réalisation, est un compliment. Musique et théâtre ne font plus qu’un. Le Chœur du Liceu est convaincant à défaut d’être exceptionnel. La prononciation du français est correcte mais l’homogénéité des pupitres de sopranos et de ténors est souvent compromise par un vibrato envahissant comme dans la scène finale. De plus, l’utilisation scénique qu’en font les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser laisse à penser que le chœur n’a pas été la priorité de leur travail. Entrées et sorties en rangs d’oignons se succèdent sans inspiration réelle.
La mise en scène du couple Caurier/Leiser est pourtant puissamment marquante, non pas par un aspect visuel proche de la laideur (couleurs passées et éclairage au scalpel) mais par une direction d’acteurs au plus juste qui touche à l’intime. Si le spectateur de ce DVD ne devait ancrer sa vision que sur un seul élément théâtral, ce serait justement dans les yeux et les échanges de regards des protagonistes. Il faut avoir vu le regard halluciné et perdu d’Hamlet dès le début du drame ou celui absolument puis douloureusement amoureux d’Ophélie dès qu’Hamlet paraît. Il faut avoir lu les failles d’une mère dans ceux de la reine Gertrude. Il faut ainsi avoir ressenti cette tension quasi sexuelle qui existe entre Hamlet et Ophélie au premier acte, tension exprimée par un seul échange de regards. Les portes de l’âme étant ainsi ouvertes, dans un tel contexte théâtral, l’Ophélie de Natalie Dessay ne pouvait être qu’hallucinée, à la limite de l’insoutenable visuel comme dans la scène de la folie de l’acte 4 quand Ophélie se mutile la poitrine. Une question cependant : pourquoi ce coussin ridicule fixé sur le ventre d’Ophélie au début de la même scène? Si l’on comprend bien l’image d’une maternité avortée par un avenir commun impossible avec Hamlet, le spectateur avait-il besoin d’un tel figuralisme pour le matérialiser ? Celui-ci jugera mais la qualité d’une mise en scène se lit aussi dans les détails et celui-ci laisse perplexe. La distribution vocale est néanmoins portée à l’incandescence par le sens du théâtre de Patrice Caurier et Moshe Leiser.
Alain Vernhes n’est pas tout à fait la basse attendue dans le rôle du roi Claudius : lui manque une noirceur que son baryton légèrement grisâtre ne peut apporter. Le frère meurtrier peine ainsi à exister sauf en couple grâce à la présence exceptionnelle de la reine Gertrude de Béatrice Uria-Monzon. Avec cet art de prendre la scène par sa seule présence et cette émission toute personnelle, la mezzo-soprano française tire le rôle vers celui de la Lady Macbeth de Verdi. La diction n’est pas toujours irréprochable et le grave manque parfois un peu d’ampleur mais le timbre vibrant et la couleur fruitée de la voix emportent l’auditeur dans les tourments de la mère régicide. Dans le rôle sacrifié de Laërte, le frère d’Ophélie, le ténor Dannil Shtoda surprend. Le timbre est agréable mais l’émission semble parfois forcée et le style négligé. Le Spectre de Marcus Hollop possède la noirceur et le phrasé attendus chez un roi à la figure de Commandeur. Lui manque un soupçon de puissance sonore que compensent une jolie présence scénique et un physique avantageux. À noter parmi les seconds rôles, la belle voix de baryton du premier fossoyeur de Joan Martin-Royo .
« Ah! cruel!.. Doute de la lumière » (Hamlet, Acte 1)
Natalie Dessay (Ophélie) Simon Keenlyside (Hamlet)
Nulle Ophélie ne saurait exister sans son Hamlet et la puissance expressive du couple Dessay/Keenlyside emporte le spectateur dans un drame de l’intime qui dépasse les affres du pouvoir, somme toute secondaire dans la vision d’Hamlet d’Ambroise Thomas. Simon Keenlyside a pour lui une présence animale presque sauvage. Comme absent au premier acte, il laisse percer sa douleur et sa violence qui culminent dans l’assassinat du meurtrier de son père à l’acte 5. Seule la scène du Brindisi à l’acte 2 semble le prendre au dépourvu avec une ivresse peu habitée. Faiblesse largement compensée dans la scène de confrontation avec sa mère à l’acte 3. Enfant blessé, homme éperdu de vengeance, Keenlyside y est magistral. Vocalement, le chanteur ne se hisse pas au même niveau, l’aigu et le souffle étant parfois un peu courts et quelques attaques moins assurées. Ces relatives faiblesses vocales sont mises au service du drame et les demi-teintes, la projection incisive et la diction idéale peignent un portait pleinement crédible du héros shakespearien.
Et Natalie Dessay dans tout ça ? Dans les esprits, elle est souvent un parangon d’Ophélie auquel les titulaires du rôle qui lui ont succédé (P. Petibon, P. Ciofi, S. Devieilhe) et qui l’ont parfois précédé (J. Anderson, ou J. Sutherland) semblent condamnées à être comparées. Natalie Dessay arrive en 2003 à Barcelone avec dans ses bagages une Ophélie étrennée en 1996 à Genève et qui a voyagé de Paris à Londres en passant par Toulouse. La communion entre l’interprète et le personnage est totale. Pas de demi-mesure ou de tergiversations intellectualisantes du rôle. L’Ophélie de Natalie Dessay n’est qu’amour. Amour inconditionnel, amour physique, amour sacrificateur, amour impossible et amour homicide. Vocalement, la crise vocale récente de la chanteuse se fait encore sentir. Le timbre est devenu plus métallique, l’aigu n’atteint plus les hauteurs stratosphériques des premières incarnations scéniques mais le médium s’est enrichi et le grave élargi. Ainsi mise à découvert, la voix n’est plus un ornement du drame, elle EST le drame. Ophélie par Dessay c’est un corps vivant, criant, murmurant et passionnément amoureux. Un corps d’une présence rare. Les spectateurs du Liceu ne s’y sont pas trompés. L’ovation qu’ils réservent à la chanteuse n’interrompant même pas le drame qui se joue sur scène, Natalie Dessay restant recroquevillée et habitée par la folie. Du grand art !
« À vos jeux mes amis … Et maintenant » (Hamlet, Acte 4)
Natalie Dessay (Ophélie)
La mise en images et en son de ce DVD rend pleinement compte de cette incarnation référence. Ce document visuel et sonore est le témoignage précieux d’une artiste qui est et a été Ophélie dans toute sa chair et toute sa voix. Une incarnation non pas parfaite mais absolue et unique. D’autres feront différemment mais l’Ophélie de Natalie Dessay va rester encore longtemps dans les mémoires et les oreilles. En juin 2000, Natalie Dessay avait également offert une autre incarnation légendaire d’Ophélie aux côtés de Thomas Hampson. À quand la sortie en DVD de ces représentations ? Histoire de vérifier si la légende Dessay/Ophélie peut être et avoir été plusieurs fois…
Hamlet : Simon Keenlyside
Ophélie : Natalie Dessay
La reine Gertrude : Béatrice Uria-Monzon
Le roi Claudius : Alain Vernhes
Laërte : Daniil Shtoda
Le Spectre : Marcus Hollop
Marcellus : Gustavo Peña
Horatio : Lluis Sintes
Polonius : Celestino Varela
Premier fossoyeur : Joan Martin-Royo
Deuxième fossoyeur : Francesc Garrigosa
Hamlet, opéra en 5 actes, musique d’Ambroise Thomas, livret de Michel Carré et Jules Barbier, créé à l’Opéra de Paris (salle Le Peletier) le 09 mars 1868.
Mise en scène : Patrice Caurier & Moshe Leiser
Mise en images : Toni Bargallo
Choeur et Orchestre du Gran Teatre del Liceu, Barcelone Bertrand de Billy
DVD EMI Classics. Enregistré en octobre 2003