En 1982, Régine Crespin faisait paraître chez Fayard La vie et l’amour d’une femme, une autobiographie dans laquelle la diva se livrait sans fard et partageait anecdotes et réflexions éclairant aussi bien sa vie personnelle que son parcours professionnel. Le livre ayant fait l’objet d’une nouvelle édition (revue et augmentée) en 1997 chez Actes Sud, soit dix ans avant la disparition de la chanteuse, l’écriture d’un nouvel ouvrage consacré à Régine Crespin pouvait pour le moins paraître hasardeuse…
Jérôme Pesqué relève pourtant le défi en choisissant, entre une biographie (qui aurait pu s’avérer en partie redondante) et une étude de l’art et de la voix de Crespin (certains s’y sont déjà livrés – et superbement, tel André Tubeuf dans Le Chant retrouvé, par exemple) une voie médiane et originale : celle de la chronologie étayée par des déclarations de la chanteuse elle-même ou de journalistes. La vie de Crespin est ainsi divisée en 14 chapitres ou « périodes », de la petite enfance aux adieux de 1990 (au Théâtre des Champs-Élysées puis au Palais Garnier), deux événements au cours desquels elle ne chanta pas…
Puis vient le cœur de l’ouvrage, qui a dû exiger de l’auteur des recherches approfondies ainsi qu’une infinie patience : une « chronologie de carrière », qu’on imagine (quasi) exhaustive, où sont recensées toutes les apparitions scéniques de Crespin, du concours de chant de 1946 (où elle remporte le second prix) à ses ultimes apparitions en Comtesse de La Dame de Pique à Paris (Palais des Congrès) et Clermont-Ferrand (Maison des Congrès) en 1989. Cette chronologie est assortie d’extraits de critiques particulièrement significatifs, traduits en français le cas échéant. Le lecteur a ainsi l’impression très étrange, faite à la fois d’excitation et de nostalgie, de revivre la carrière de la cantatrice dans toutes ses étapes : son ascension fulgurante (dès 1951, soit un an après ses débuts officiels, elle est Elsa au Palais Garnier) ; son rayonnement international (elle est engagée à Bilbao en Desdémone dès 1956, avant, bien sûr, Bayreuth en 1958 pour une première Kundry en allemand, puis Londres, Buenos Aires, Vienne, Milan,…) ; son apogée, qui se situe sans doute autour des années 1960 ; la crise vocale des années 1970, si cruellement sanctionnée par le public parisien lors des Contes d’Hoffmann de 1974 ; l’appropriation progressive du répertoire de mezzo ; enfin, l’éclat des derniers rôles hautement dramatiques : Madame de Croissy, Madame Flora, la Comtesse de La Dame de Pique…
La Dame de Pique en 1983 à Philadelphie
Cette chronologie nous réserve plusieurs surprises : elle nous rappelle par exemple que la chanteuse interpréta Charlotte bien avant les années 70 (elle était même programmée dans le rôle en 1949 mais n’obtint pas l’autorisation du Conservatoire pour y chanter !) ; qu’elle se produisit dans des créations, des œuvres rares ou relativement rares : L’Étranger de d’Indy, Antigone d’Honegger, Le Chemineau de Leroux, Geneviève de Paris de Mirouze ; qu’elle chanta plus souvent Tosca que Sieglinde,…
La lecture de la liste des rôles abordés fait par ailleurs regretter qu’on ne puisse entendre, de la Marguerite de Gounod, autre chose que la seule ballade du Roi de Thulé (gravée en studio en 1961), et qu’aucun témoignage, à ce jour (et sauf erreur), ne nous soit parvenu de ses Héro (Béatrice et Bénédicte), Anna (Don Giovanni), Rézia (Oberon), Marina (Boris Godounov), ou Julia (La Vestale),…
Quoi qu’il en soit, la grande rigueur avec laquelle l’ouvrage a été réalisé, les photos et documents inédits reproduits, la transcription de la « rencontre publique » ayant eu lieu à l’occasion de l’hommage à la diva organisé à Nîmes par Jérôme Pesqué en 2000, mais aussi l’amusant et éclairant abécédaire qui clôt le livre en font un outil indispensable pour tout amoureux de la soprano française, ou tout amateur désireux de mieux connaître ce destin musical et artistique hors du commun
À lire également, notre critique du coffret Régine Crespin – A tribute, paru chez Warner
Jérôme Pesqué, La vie et le chant d’une femme, Amazon Fulfillment, 636 pages, 2021 (19 euros).