Ambroise Thomas, Lettres à Jacques-L. et Henri Heugel (1867-1896), sous la direction de Jean-Christophe Branger, Presses universitaires de Lorraine, 2021.
ISBN : 2-85730-078-6. Prix : 25 euros.
Vous cherchez un cadeau original pour vos amis mélomanes pendant ces fêtes ? Les écrits d’Ambroise Thomas forment une belle proposition avant la reprise d’Hamlet à l’Opéra-Comique en janvier prochain. Les quelque 94 lettres du compositeur à ses éditeurs parisiens nous plongent dans les coulisses du monde musical sous la IIIe République : celles de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et du Conservatoire, mais aussi de scènes européennes qui programment le compositeur dont la carrière est parallèle à celle de Gounod.
Dans les coulisses des maisons d’Opéra
Ambroise Thomas par Faustin, La Comète, 1868, © BnF Gallica
Grâce au fonds des éditeurs Heugel (acquis en 2011 par la BnF) la redécouverte de la personnalité d’Ambroise Thomas (1811-1896) et la connaissance des circuits de production lyrique sous la IIIe République se dévoilent. En outre, l’introduction du volume, signée du directeur scientifique, Jean-Christophe Branger (université de Lyon 2), fait le point sur ses itinéraires au prisme des notions si prégnantes d’école et d’esthétique.
Hamlet, lithographie d’Emile Vernier (Au Ménestrel, 1868) © BnF Gallica
Thomas serait-il prisonnier de son parcours honorifique, exemplaire dans la capitale, depuis Metz, sa ville natale ? Grand Prix de Rome (1832), élu à l’Institut, professeur de composition, puis directeur du Conservatoire de Paris après le décès d’Auber (1871), le compositeur de Mignon (1866) n’est pas si conventionnel ni lisse que sa réputation le laisse entendre. Ses premiers opéras-comiques revisitant le XVIIIe siècle et la rossinomanie avec à-propos (Carline, La Tonelli) ont habilement cédé la place aux adaptations plus ambitieuses accompagnant son ascension sociale : celles de Goethe dans Mignon, puis de Shakespeare (Hamlet, 1868) et enfin de Dante (Françoise de Rimini).
Au gré de sa correspondance professionnelle, on découvre cependant un homme mélancolique, attentif aux liens familiaux ou bien amicaux avec son librettiste Jules Barbier. Ce citadin discret fuit les mondanités à la belle saison en se retirant soit dans son pavillon en banlieue (Argenteuil), soit sur l’île bretonne Zilliec (près de Tréguier) pour les soins de son épouse, « Madame Elvire », ou encore dans une forteresse méridionale près de Hyères.
Sur la place parisienne, le compositeur est avisé dans ses relations, tant avec les directeurs d’opéra (Opéra, Opéra-Comique) qu’avec les chanteurs renommés qui contribuent à la réussite de ses créations, notamment J.-Baptiste Faure (baryton) et Christine Nilsson (soprano interprétant Ophélie), créateurs d’Hamlet. Comme ses confrères, il cultive les liens avec ses interprètes, telle Emma Albani (Mignon londonienne), Fidès Devriès (Ophélie à Monte-Carlo), Caroline Salla, créatrice de Françoise de Rimini. Si besoin est, il entame des tractations pour dénicher « une Françoise sûre et toute prête », tandis que le librettiste Barbier s’oppose aux prétentions du baryton Jean Lasalle (rôle du tyran Malatesta) portant « préjudice énorme à l’ouvrage [… en tant que] personnalité encombrante ».
Par ailleurs, les fonctions chronophages de l’administrateur Thomas (directeur du Conservatoire de 1871 jusqu’à sa disparition) et de l’académicien lui laissent peu de temps pour la composition. Toutefois, celles-ci lui permettent d’inclure un ravissant chœur des pages dans Françoise de Rimini, interprété par le jeune chœur féminin du Conservatoire sur le plateau de l’Opéra Garnier.
Côté européen, ses contacts avec la Monnaie de Bruxelles, Covent Garden à Londres ou avec l’éditeur Sonzogno dans la péninsule italienne démultiplient sa diffusion. Thomas se déplace tant dans les théâtres de département (Toulouse, Marseille) qu’à Anvers, Monte Carlo ou Rome (avec le baryton Victor Maurel) pour les premières représentations. Le lecteur réalise ainsi à quel point l’opéra est un objet culturel européen (diffusé en traduction), que Thomas adapte astucieusement au goût des publics. Témoin, la seconde version conclusive d’Hamlet lors de son exportation londonienne (1869) : la mort du héros correspond à l’issue du drame shakespearien …of course !
Le dossier de presse de Françoise de Rimini
Françoise de Rimini : la salle des Fêtes du palais, esquisse du décor du 3e acte par Philippe Chaperon (Opéra Garnier, 1882)© BnF Gallica
« Les auteurs de Françoise de Rimini ont employé le procédé qui leur avait déjà servi dans Le Timbre d’argent et Les Contes d’Hoffmann, un prologue amène un récit ou une vision qui se déroule dans les actes suivants : un épilogue qui nous ramène dans la situation qui termine le prologue » (Gaston Serpette, La Presse, 16 avril 1882).
Grâce au dépouillement d’étudiants de l’université de Lorraine, sous la même direction de J.-C. Branger, les 2/3 du livre se concentrent donc sur le dossier de presse parisienne de Françoise de Rimini en 1882, opéra en un prologue, 4 actes et un épilogue.
La création de cet opéra, qui convoque l’Enfer de Dante (5e chant) et Virgile dans son Prologue, est à la mesure des ambitions des librettistes M. Carré et J. Barbier. Au siècle de la création foisonnante, la « fabrique » de l’opéra profite de modèles dramatiques transférés d’une œuvre à l’autre par les dramaturges du sérail. Lorsque le modèle du Grand opéra (Halévy, Meyerbeer) décline inexorablement, Thomas est un des rares compositeurs à contribuer à sa pérennité aux côtés des grands décorateurs de l’Opéra de Paris. Un triple chœur, une riche orchestration pour suggérer l’Enfer, une fanfare crépitante, une prière accompagnée à l’orgue, un ballet hispanique … à la cour de Rimini (3e acte) en sont les ingrédients incontournables. Ces aspects grandioses enserrent des situations tragiques vécues par les trois rôles principaux : les chastes amoureux Francesca (soprano) et Paolo (ténor), seront tués par le tyran jaloux Malatesta (baryton) du parti des guelfes.
En gestation depuis près de 10 ans, l’opéra est confronté à l’évolution stylistique du drame lyrique d’une part, mais aussi de la réforme wagnérienne. La rénovation traditionnaliste de Thomas (opéra à numéro) se trouve alors en porte-à-faux, en dépit d’authentiques trouvailles d’instrumentation. Avant lui, Gounod et Le Tribut de Zamora en 4 actes (1881) en a fait les frais. Plus tard, la Kassya de Delibes (1893), créée bien après sa composition à l’instar de Françoise, sera un échec cuisant. Quoi qu’il en soit, la dent féroce de certains critiques-censeurs, la clairvoyance mesurée d’autres, la prudence du compositeur Ernest Reyer, la synthèse humoristique de Gaston Serpette sont autant de clins d’œil à l’art de la critique musicale.
En refermant ce livre à l’appareil critique exemplaire , deux seuls regrets surgissent. Thomas ne mentionne ni Célestine Galli-Marié, créatrice acclamée de Mignon (1866) à l’Opéra-Comique, ni Delphine Ugalde, Eros survolté de Psyché (1857).
Galli-Marié en Mignon, photographie de l’atelier Nadar (1866)
Rassurons-nous : cet opéra-comique de Thomas doit revivre grâce à une production Palazzetto Bru Zane, reportée depuis l’annulation de son Festival 2020 (concert COVID incompatible). Et d’ici là, la reprise d’Hamlet à l’Opéra-Comique, avec Stéphane Degout et Sabine Devieilhe sous la direction de Louis Langrée, s’annonce aussi marquante qu’en 2018.