Voilà un titre qui désarçonne, une affirmation où tout est dit. L’on s’étonne alors du livre de Gilles Cantagrel qui s’ouvre ainsi, sur une phrase conclusive. L’on est tenté de s’assurer de l’information donnée : « Vraiment ? Vous êtes sûrs ?», voire de protester ou de se lamenter : « Pourquoi ?! ».
En ouvrant ce petit livre rouge, l’on apprend que si la piété de Bach ne le portait pas aux frivolités opératiques, il n’en a pas moins connu les codes puisqu’il a composé de nombreuses cantates qui peuvent être considérées à de nombreux égards comme des morceaux d’opéras. Si John Eliot Gardiner ne partage pas cette opinion, c’est toutefois le cas de Erdmann Neumeister, poète et théologien de l’époque, qui l’exprime dans sa préface au 1er cycle de livrets de cantates, publié à Leipzig en 1704. Mais avant d’en venir à de telles réflexions, l’auteur dresse un panorama historique clair sur l’avènement de l’opéra en Allemagne et en Italie, intimement lié au lieu de représentation des œuvres. Il est alors question de musique, d’histoire, mais aussi d’architecture puisque peu à peu la musique va s’émanciper des chapelles et des édifices religieux pour entrer au théâtre.
Nous suivons le parcours des premiers compositeurs allemands d’opéras, des contemporains de Bach, nous apprécions la mention des librettistes qui sont trop souvent les injustes victimes d’un dédain mémoriel, et nous goûtons à quelques extraits, piquants, lyriques, surprenants, révélateurs de l’évolution des mentalités.
Bach (1685-1750) Kaffeekantate BWV 211 - Harnoncourt
Si les Passions de Bach témoignent d’une écriture dramaturgique qui puise de temps à autre dans les ressorts de l’opera seria, d’autres œuvres moins connues ont attiré notre attention et attisé notre curiosité. La cantate du café où le recours à un amant semble la seule alternative à la privation de café, nous révèle un aspect de la personnalité de Bach qui bouleverse la figure austère et figée, à grosses boucles, que la tradition a retenue. En effet, Bach se montre progressiste, féministe avant l’heure et parfois espiègle dans son art. N’est-ce pas là la preuve d’éléments empruntés au genre bouffe, qui ont été sublimés dans la forme de la cantate, plus concise, plus efficace ? N’est-ce pas là ce qu’Adorno appela bien plus tard « le caractère fétiche de la musique » ? Car telle était peut-être l’ambition musicale de Bach, fétichiser l’opéra en en prélevant la substantifique moelle et en l’exprimant au travers de ses cantates. S’il a toujours privilégié les oratorios et les musiques religieuses, il faisait feu de tout bois et pouvait même aller jusqu’à reprendre l’air de chansons grivoises pour louer le Seigneur. Cette capacité à mobiliser, utiliser et adapter tous types de matériaux sonores participent de son génie baroque et légitime sa postérité.
L’on comprend alors plus aisément le titre déconcertant de l’ouvrage et l’on est tenté de poursuivre : Bach n’a pas écrit d’opéra en tant que tel parce que ce genre ne pouvait seoir à sa condition, mais il en connaissait les codes et n’a pas laissé de les exploiter à ses propres fins, pour donner à entendre des opéras-fétiches, ses cantates, qui eurent un franc succès. S’il a composé des drame per musica, il s’agit de ne pas se méprendre sur l’appellation équivoque : ce ne sont pas à proprement parler, chez lui, des opéras.
Ce petit livre, accessible, plein d’anecdotes et fourmillant de personnages des XVIIe et XVIIIe siècles est distrayant et instructif. Il est muni d’un index fort utile et parsemé de descriptions précises de la musique de Bach rédigées par un spécialiste enthousiaste. Au détour d’une ligne, l’on apprend que Mozart n’était pas Autrichien mais bel et bien Allemand, puisque Salzbourg, sa ville de naissance n’est devenue autrichienne qu’après sa mort. Voilà un argument-uppercut à rétorquer à ceux qui se targuent d’être fins connaisseurs en la matière et qui se plaisent à corriger leurs interlocuteurs avec véhémence : « Mozart était Autrichien, pas Allemand » !
Le petit livre de Gilles Cantagrel s’adresse aux passionnés d’opéras qui déplorent que Bach n’en ait jamais composé et qui devraient trouver une certaine consolation dans les explications données par l’auteur. Il s’adresse aussi aux historiens qui traitent de l’histoire culturelle au XVIIe siècle et qui auraient tort de négliger le vaste champ de la musique. Enfin, il s’adresse au musicologue comme à tout néophyte curieux qui aimerait découvrir l’atmosphère d’une époque à travers une de ses figures tutélaires, avec, en guise d’illustration, des références précises qui sont à écouter à la lecture pour voguer vers la force d’un destin.
Gilles CANTAGREL, Bach n’a pas écrit d’opéra. Les Belles Lettres (juin 2023), 116 pages, 11,50 euros.