Alexandre Robert, Devenir compositeur. Enquête sociomusicologique sur Déodat de Séverac (1872-1921), Lyon, Symétrie, 2023.
Sonder la génétique des œuvres artistiques ? Ce courant existe depuis plusieurs décennies. Mais explorer la sociogénétique de l’œuvre d’un compositeur ? Alexandre Robert en fait la démonstration à la fois savante (analyse musicale) et lisible avec Devenir compositeur. Enquête sociomusicologique sur Déodat de Séverac (1872-1921), publié chez Symétrie. Un éditeur lyonnais dont le catalogue est rempli de pépites (partitions, monographies, pédagogie, etc.)
Fruit d’une thèse, cette monographie se situe à la confluence de la sociologie (P. Bourdieu, B. Lahire) et de la sociologie de la musique (H. Ravet) en auscultant les pratiques, milieux et territoires qui sont importés dans « le faire compositionnel » de l’artiste, jusqu’à façonner son être en devenir. Le choix de la personnalité de la Belle Epoque – Déodat de Séverac – est riche de trajectoires en zigzags tour à tour académiques puis avant-gardistes à Paris, régionalistes en Occitanie, virant au nationalisme après la Grande Guerre. Des fragments de sa correspondance active et passive (un volet inédit) enrichichissent la démonstration. Afin d’honorer le projet socio-musicologique, l’auteur « réinscrit les gestes ou les procédés propres à ce compositeur dans un horizon pratique qui déborde largement les seules situations de création [… et raccorde] ses manières de faire aux différentes socialisations qui ont scandé sa trajectoire. » Le choix de les raccorder surtout au corpus pianistique semble pertinent, bien que l’œuvre lyrique, elle-même très diverse (opéra-comique, musique de scène, opérette), se prêterait à une démonstration sans doute éclairante.
Natif de l’aristocratie terrienne du Lauragais (baron et baronne de Séverac), Déodat de Séverac bénéficie d’un capital socioculturel enraciné dans le monarchisme et l’ethos catholique, en sus de la peinture. Ce capital est fortifié par sa formation initiale chez les Dominicains de l’abbaye de Sorèze. A Paris, ses longues études à la Schola cantorum auprès de Vincent d’Indy, issu d’un milieu analogue, l’orientent vers une forme d’ascèse et un savoir-faire formel qui imprègnent la Sonate en sib mineur (1899).
En s’échappant de cette emprise via les salons parisiens, Séverac s’oriente vers un milieu aux antipodes des Scholistes, la bande des Apaches, jeunes compositeurs anticonformistes, unis par le ciment debussyste (M. Ravel, F. Schmitt, M. Delage, E. Vuillermoz, etc). Cette socialisation amicale et turbulente se traduit par un affranchissement sonore qui nimbe ses pièces d’En Languedoc (1905).
Sans pouvoir tenir une place d’élection et un train de vie dans la capitale, le repli de Séverac en Occitanie est le choix de vivre pleinement en position excentrée, sans domination. Tout en conservant ses relations avec les institutions de la capitale : Le Cœur du moulin est créé à l’Opéra Comique en 1909. Emancipé de l’aristocratie familiale après son mariage, Séverac évolue à Céret entre félibres, catalanistes et peintres de la modernité dans un climat hédoniste. Son adhésion à la pensée régionaliste (J. Charles-Brun) guide la conception du Chant de la terre pour piano (1903), des mélodies sur des poètes (parfois cérétans) ou encore sa collecte de chants traditionnels à l’occasion du Congrès de Montpellier (1906[1]). Tout exalte son appartenance languedocienne et rurale, au prisme d’un sens aigu du coloris (son père peintre). Cependant, l’aventure la plus audacieuse se situe au Théâtre des Arènes de Béziers : la grande fresque d’Héliogabale (1910) est une tragédie symbolique sur le paganisme décadent confronté aux premiers chrétiens de la Rome impériale. Un climax de sa production, sans doute insuffisamment traité par l’auteur cantonné au corpus pianistique de Séverac.
L’épreuve de la Grande Guerre métamorphose l’homme soldat, le patriote militant et l’artiste dans son esthétique. Comme chez Saint-Saëns, le nationalisme germanophobe le saisit, transformant son identité méridionale en position raciale. Aussi, après sa démobilisation, la condamnation de la musique germanique prend appui sur la francité d’un Rameau et, plus largement, sur le concept de latinité. Cette idéologie le guide vers la concision, l’élégance, infusées dans la suite Sous les lauriers roses.
En refermant le livre, la tentation d’écouter ces œuvres singulières est d’autant plus impérieuse que les clés sociétales et idéologiques en sont dévoilées. Aussi, Première Loge vous propose quelques pistes ci-dessous. Une interrogation personnelle surgit : au XXIe siècle, quel nouveau chorège (ou cinéaste) aura l’audace de remonter Héliogabale, un spectacle péplum ? Son ballet est tout aussi audacieux que ceux contemporains des Ballets Russes ; il affiche en outre un effet pionnier d’acculturation : l’union de l’orchestre avec une cobla catalane.
Pour aller plus loin dans l’œuvre de D. de Séverac …
- Le Cœur du moulin, opéra-comique, Orch. symphonique Région Centre, dir. J-Y. Ossonce, avec J.-S. Bou, Sophie Marin-Degor, P.-Y. Pruvot. Coffret cd Timpani (2010).
- Mélodies pour voix et piano, Anne Rodier (chant) et F.-R. Rignol (piano). CD FY Solstice (2023).
- Intégrale de l’œuvre pour piano, -R. Rignol. 3 CD FY Solstice (2014).
- Concernant la participation de Séverac au Congrès du chant populaire de Montpellier : X. Bisaro et S. Teulon Lardic, Vous avez dit populaire ? Célébration du 110 anniversaire du Congrès de chant populaire à Montpellier (1906) », Journées Charles Bordes, 2016 : http://www.journeescharlesbordes.com/wp-content/uploads/2016/06/DP-JCB-2016.pdf
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