On savait que Marina Viotti, la mezzo qui monte, avait d’abord eu une carrière dans le metal, mais voici qu’on lui découvre encore une autre corde à son arc : lors de ses études en classe prépa à Lyon, elle est devenue l’amie d’une philosophe avec laquelle elle vient d’écrire un livre à quatre mains.
Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la notion d’hybridation, Gabrielle Halpern est l’avocate des « tiers-lieux », ces endroits où l’on trouve réunies deux activités apparemment sans rapport ; on lui doit l’éloge des centaures, non pas des créatures mythologiques chères au sculpteur Bourdelle, mais de leurs équivalents actuels, ces individus qui concilient des compétences sans lien évident. Selon elle, l’avenir appartient à ces modernes centaures, qui refusent de se laisser enfermer dans les cases imposées par la société, qui abattent les cloisons (métaphoriquement parlant) et favorisent les rencontres stimulantes, les mariages improbables.
Dans ce dialogue entre les deux ex-khâgneuses, ce sont bien sûr les interventions de Marina Viotti qui intéresseront les plus les mélomanes. La mezzo parle de sa pratique de l’opéra, cet art qui associent contraintes musicales et liberté d’interprétation, où le chanteur doit être à la fois dans le contrôle et dans le lâcher-prise, incarner un personnage et s’observer l’incarnant. Sur scène, les solistes ne doivent jamais « jouer solo », et des artistes venus du monde entier s’efforcent de parler la même langue, non seulement celle dans laquelle le livret est écrit, mais aussi en ce qui concerne leur style de jeu et de chant. Il faut constamment être à l’écoute de l’autre, accueillir son imprévisibilité, savoir « s’altérer » à son contact.
Ajoutant sa voix au débat sur la mise en scène, Marina Viotti aborde aussi un sujet brûlant. Elle s’étonne qu’à l’heure de la sacralisation de la partition, on réécrive sans scrupule les livrets pour les rendre politiquement corrects, pour les soumettre aux caprices des modes ou les plier aux fantasmes de quelques beaux esprits. Pour elle, une bonne mise en scène « répond à une problématique actuelle tout en gardant le texte original », car « changer toutes les histoires parce qu’elles ne correspondent pas à notre société, ce n’est pas non plus la solution ».
Contre toutes les crispations identitaires, vive donc ces métamorphoses sur lesquelles repose l’opéra, où chaque interprète offre une nouvelle incarnation d’un rôle, où chaque nouveau spectacle ressuscite et transforme une œuvre, idéalement pour la faire découvrir au plus grand nombre (Marina Viotti consacre de belles pages au festival de Sanxay et à son public largement composé de profanes qui ressortent enchantés de ces représentations en plein air). Et le dialogue avec Gabrielle Halpern s’achève sur le rêve d’une hybridation entre art et société, qui permettrait à la musique d’être partout où elle n’est pas encore.
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Gabrielle Halpern, Marina Viotti. Et si le monde était un opéra ? La philosophe et la chanteuse. Editions de l’Aube, en librairie depuis le 3 octobre, 160 pages, 16 euros