Livre – Philippe Martin : L’opéra comme aventure – Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner
C’est un livre atypique que propose ici Philippe Martin : ni portrait rédigé en bonne et due forme, ni recueil d’entretiens, l’ouvrage s’intitule L’opéra comme aventure – Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner. On y entend la voix de l’actuel directeur du San Carlo de Naples, dans un long soliloque entrecoupé de remarques, réflexions, critiques de spectacles signées par l’auteur lui-même, si bien qu’au fil des pages, on en apprend in fine presque autant sur la personnalité du producteur de cinéma français que sur Stéphane Lissner. Ce qui n’est guère un hasard tant le parcours des deux hommes reste étroitement lié depuis que Philippe Martin a découvert le genre lyrique au début des années 90 grâce aux « années Châtelet » de Stéphane Lissner.
Les premières pages de L’opéra comme aventure nous plongent pourtant bien en amont des années 90, alors que Stéphane Lissner, âgé de 15 ans, se découvre une fascination pour le théâtre à l’occasion d’une représentation de L’Amante anglaise mise en scène par Claude Régy à Chaillot en 1968 avec Michael Lonsdale, Claude Dauphin et Madeleine Renaud. De cette expérience fondatrice naît chez Lissner un amour pour le texte, le spectacle, mais aussi une forme d’esthétique minimaliste qui ne le lâcheront plus – et influenceront très fortement sa conception du genre opéra, un genre qu’il ne connaît guère quand il commence à s’y consacrer professionnellement – et qui, paradoxalement, repose pour beaucoup sur le principe de la « surenchère » : dans les moyens déployés ou les formes d’arts sollicitées pour réaliser un spectacle, tout comme dans les émotions que ce genre artistique génère – ou est censé générer.
De fait, Stéphane Lissner – tout comme Philippe Martin – se détournera ostensiblement d’un certain romantisme au lyrisme trop appuyé (au grand dam de celles et ceux pour qui l’opéra se résume au seul XIXe siècle), pour lui préférer, conformément à un jugement très en vogue à la fin du siècle dernier et au début de notre siècle, la musique baroque et la musique contemporaine – avec comme il se doit deux exceptions : Mozart au XVIIIe, Wagner au XIXe siècle.
Dès lors, Mahler, Wagner, Janáček, Stravinsky, Berg ou Schönberg peupleront les programmations du Châtelet, servis par les plus grands noms du moment : Boulez, Barenboim (à qui Stéphane Lissner voue de toute évidence une immense admiration), Salonen, Rattle, Strosser, Chéreau… On garde de ces années quelques souvenirs éblouis : l’extraordinaire Jenůfa de Braunschweig/Rattle avec une Karita Mattila et une Anja Silja incandescentes, le Ring de Strosser, le Don Carlos de Luc Bondy – la version française de l’œuvre était une absolue rareté à l’époque –,… Lissner dirigera d’autres institutions prestigieuses et connaîtra d’autres succès fulgurants ( à Aix-en-Provence, beaucoup ; à la Scala, un peu ; à l’Opéra de Paris, moins selon nous…), mais jamais autant ni avec cette incroyable régularité qu’en ces années 1988-1997.
Indépendamment de ces formidables succès, ce que l’on retient de la lecture de l’ouvrage, c’est l’incroyable force de caractère du personnage, passionné, opiniâtre, d’une fidélité absolue à ses idéaux et à ses convictions : une ligne de conduite qui lui vaudra de travailler avec les plus grands (la liste des génies de la mise en scène ou de la direction d’orchestre que Lissner à côtoyés, de Boulez à Abbado via Peter Brook, Pina Bausch, Patrice Chéreau, donne le vertige !), mais aussi d’être nommé à la tête des théâtres et festivals les plus prestigieux (nous avons cité la Scala de Milan, l’Opéra de Paris, le Festival d’Aix, mais il faudrait encore ajouter les Bouffes du Nord, le Théâtre de la Madeleine et dernièrement le San Carlo de Naples), et de survivre aux crises et aux situations les plus tendues : fortes oppositions lors de son départ anticipé de la Scala pour l’Opéra de Paris ; tensions lors de son départ de l’Opéra de Paris pour le San Carlo (après un mandat compliqué marqué par de nombreuses grèves et l’épisode de la COVID) ; tout comme Stéphane Lissner saura rebondir, on n’en doute pas, après son départ du San Carlo, que Giorgia Meloni a tenté de précipiter en faisant voter une loi interdisant à toute personne étrangère de plus de soixante-dix ans de diriger une fondation lyrique italienne !
Au-delà de ce parcours exceptionnel, ce sont aussi les idées, les convictions, le credo artistique de Stéphane Lissner et Philippe Martin que l’on découvre au fil de ces quelque 160 pages. Elles ne sont pas toujours exemptes d’une certaine forme de paradoxe, voire de contradiction : on peut bien sûr apprécier l’épure dans la lecture d’une œuvre et dans sa réalisation scénique, la recherche de l’essentiel, ou de l’essence de l’ouvrage, sans que les artistes cherchent jamais à imposer une grille de lecture, sans que leur spectacle soit sur-signifiant. C’est ce que font, dans des registres esthétiques radicalement différents, un Peter Brook ou un Bob Wilson. On est pourtant dès lors très surpris de constater que soient si prisées, quelques pages plus loin dans l’ouvrage, les réalisations de metteurs en scène contemporains (Sellars, Tcherniakov,…) qui, au-delà de la qualité de leur travail et d’incontestables et brillantes réussites, prennent l’exact contre-pied de cette démarche en investissant les œuvres d’un message surligné, ostensiblement exhibé : par le choix des décors et des costumes, le jeu d’acteurs, parfois même la projection d’encarts écrits explicitant les visées du metteur en scène.
D’autres idées développées par Stéphane Lissner et Philippe Martin ne manqueront pas quant à elles de faire réagir. Ainsi les « histoires » narrées dans les livrets du XIXe siècle n’intéresseraient plus personne, et en particulier les jeunes… Le destin de femmes broyées par l’égoïsme ou la brutalité des hommes (Lucia di Lammermoor), l’amour empêché par une morale petite-bourgeoise étriquée (La traviata), la perte de tout repère moral et l’aveuglement engendrés par la passion amoureuse (Manon), la volonté, chantée haut et fort, d’aimer librement, en dehors des schémas imposés par la religion ou le patriarcat (Carmen), la dénonciation de l’obscurantisme religieux (Don Carlos) ne parleraient donc plus au public du XXIe siècle ?
A contrario, les sortilèges d’une magicienne changeant les hommes en animaux (Alcina), l’histoire d’un homme parvenant à faire ployer Charon, le « passeur des Enfers », par la seule beauté de son chant (Orfeo), les amours de Jules César et Cléopâtre, entravées par la jalousie et l’ambition de Ptolémée (Giulio Cesare), celles de Pelléas et de l’énigmatique Mélisande au Royaume d’Allemonde, les aventures du roi Léonte à la cour de Sicile en pleine Renaissance italienne (Le Conte d’hiver), les hésitations de Moïse à accepter la mission que Dieu lui confie (devenir un prophète et libérer Israël de l’esclavage en Égypte) et les prodiges que lui-même et Aaron accomplissent devant le peuple d’Israël (Moïse et Aaron) parleraient bien plus directement à la jeunesse de 2024 ? CQFD ! On pourrait objecter que les chefs d’œuvre du passé et du présent sont évidemment intemporels, et qu’au-delà d’un (supposé) désamour du public pour les intrigues imaginées par les auteurs du XIXe siècle – sauf Wagner – (mais pourquoi diable ce siècle uniquement ?), il est urgent de faire acte de pédagogie et de réapprendre aux jeunes à savoir déceler l’inaltérable modernité des chefs-d’œuvre anciens ; mais aussi de leur réapprendre à savoir apprécier un ouvrage dans sa durée : l’opéra serait un genre condamné – si ce n’est déjà mort –, parce que les œuvres seraient trop longues… Sur ce point également, le débat reste ouvert : faut-il accepter le fait que le public d’aujourd’hui peine à rester concentré plus de 45 minutes ? Que les jeunes aient de plus en plus de mal à visionner un film d’1h30 ou 2h ? Doit-on confirmer cet état de fait et revoir nos productions artistiques en conséquence : ne plus écrire que de très courtes nouvelles – si toutefois l’écriture a toujours sa place dans notre société –, ne plus composer que des opéras « de poche », ne plus réaliser que des (très) courts métrages ? Ou doit-on au contraire résister et, une fois encore, faire acte de pédagogie en apprenant à la jeune génération un autre rapport au temps que celui du zapping et de la consommation rapide ? Nous aurons prochainement l’occasion d’y revenir… Ce n’est en tout cas pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’ouvrir les débats, voire les polémiques !
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Philippe Martin : L’opéra comme aventure – Fragments d’un portrait de Stéphane Lissner. Gallimard, octobre 2024 (166 pages)