Réédition, dans une riche édition critique, d’un ouvrage de Valerian Svetlov : Le ballet de notre temps, consacré à la danse au temps de Diaghilev. Une occasion de se rappeler l’incroyable effervescence artistique et intellectuelle que suscitèrent les « ballets russes » au début du XXe siècle – une effervescence qui dépassa le seul cadre de la danse pour s’étendre aux arts de la scène en général, la littérature, la musique – et jusqu’à l’opéra avec la création française, au Palais Garnier, de Boris Godounov en mai 1908, avec Fiodor Chaliapine dans le rôle-titre.
Publié pour la première fois en russe à Saint-Pétersbourg en 1911 par Golike et Vilborg, dans une édition de luxe, l’ouvrage de Valerian Svetlov parait dans sa version française en 1912 à Paris sous le titre Le ballet contemporain, traduit par Michel-Dimitri Calvocoressi, tout de suite après les premières saisons triomphales de la compagnie des Ballets russes dans la capitale. La récente réédition de cet ouvrage, qui est pour certains aspects fondamental pour comprendre ce qui se passa à Paris à l’époque, dans le milieu artistique, est parue cette année chez Gremese (Paris) sous le titre ajourné Le Ballet de notre temps, accompagné du sous-titre La danse au temps de Diaghilev.
Ce choix qui sonne juste est précisé dans la très complète Introduction au volume par Michaela Böhmig, et dans laquelle même le lecteur non averti de culture russe trouvera une foule d’informations passionnantes sur l’auteur de l’ouvrage, la situation socio-politico-artistique en Russie entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, les discussions entre l’art national et l’art occidental, la personnalité de Serge Diaghilev et les enjeux de son entreprise – Les Ballets russes – montée officiellement en 1909 mais précédée, en 1906, par une section de peinture russe au Salon d’automne puis, l’année suivante, d’une série de concerts de musiques russes – les Concerts historiques russes – qui font connaître pour la première fois au public parisien des ouvrages et des compositeurs jusque-là totalement inconnus.
Le point d’orgue de ces initiatives qui déboucheront sur la première saison des Ballets russes à Paris, et dont l’on retrouve aujourd’hui encore l’affiche originale au Théâtre du Châtelet, est tout de même la représentation de Boris Godounov à l’Opéra, en 1908, avec Fiodor Chaliapine dans le rôle-titre, qui crée l’événement. L’opéra de Moussorgski inaugure ainsi une saison lyrique russe faisant découvrir à Paris tout un monde musical et artistique qui est accueilli triomphalement. L’ouvrage de Svetlov relate les années 1909-1911, pendant lesquelles la compagnie des Ballets russes fait trois tournées triomphales que l’auteur documente avec grand professionnalisme à l’aide d’une revue de presse étoffée, en fournissant au lecteur d’hier et d’aujourd’hui des témoignages de première main pris sur le vif.
Feodor Chaliapin en Boris Godounov par Aleksandr Golovin (1912)
Décor pour la production originale de Petrouchka en 1911 par Alexandre Benois.
L’introduction de Michaela Böhmig permet aussi au lecteur de se familiariser avec les artistes qui participèrent à cette entreprise : chorégraphes (Fokine en premier), scénographes, costumiers, danseuses et danseurs parmi les plus grand(e)s de l’histoire de la danse. L’ouvrage de Svetlov s’ouvre sur un hommage au Marseillais Marius Petipa, mort en juillet 1910 à Saint-Pétersbourg, sans doute l’un des plus grands chorégraphes du XIXe siècle qui a su donner un élan fondamental au ballet académique en Russie. Svetlov procède ensuite de l’ancien au moderne, en abordant la question du ballet de son époque, pour évoquer par la suite la figure d’Isadora Duncan, l’apôtre de la « danse de l’avenir », qui fit son apparition en 1907. Après avoir évoqué le ballet d’hier et d’aujourd’hui (de son temps), Svetlov termine son ouvrage en relatant dans les détails la première Saison russe de Paris, en 1909, en annexant de larges extraits de la presse française sans oublier d’y inclure quelques détracteurs aux côtes des admirateurs avec la volonté de fournir au lecteur une vision objective de la réception de l’événement.
Cette réédition de l’ouvrage historique de Svetlov est agrémentée de toute une série d’illustrations et de photos d’époque, en noir et blanc, ainsi que d’une quinzaine de pages en couleur reproduisant des célèbres esquisses de costumes, de décors, d’affiches, de tableaux. Pour le lecteur plus averti, l’ouvrage est complété par la liste précise et détaillée des ballets cités dans le volume, par une riche bibliographie et par un appareil de notes de bas de page qui tend à l’exhaustivité. Bref, cette réédition de la première version française de l’ouvrage de Svetlov est un livre précieux non seulement pour quiconque est familier de culture musicale, artistique et de ballet russes, mais surtout pour celles et ceux qui désirent comprendre ce que furent les Ballets russes à Paris au début du siècle dernier, et en quoi cette entreprise géniale changea à jamais l’histoire de la danse.
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Valerian Svetlov, Le ballet de notre temps : La danse au temps de Diaghilev. Introduction et notes par Michaela Böhmig ; traduit du russe par Nathalie Miglierina ; Gremese – Petite Bibliothèque des Arts, 11 juillet 2024.