Opérette romantique en trois actes d’André Messager, livret de Frederick Lonsdale et Adrian Ross d’après le roman homonyme de Booth Tarkington (1900), créé le 7 avril 1919 à Birmingham (Prince of Wales Theater).
Le compositeur
André Messager (1853-1929)
Né à Montluçon, Messager fait ses études musicales à Paris, à la célèbre école Niedemeyer. Ses premières œuvres sont des ballets ou des ouvrages lyriques légers. La Fauvette du temple, créée au théâtre des Folies-Dramatiques en 1885 et joué 150 fois, accroît sa notoriété, de même que son ballet Les Deux Pigeons, l’année suivante à l’Opéra de Paris. Il partagea sa carrière entre les activités de chef d’orchestre (à l’Opéra-Comique de 1898 à 1903 – il créa Pelléas et Mélisande dont il fut un ardent défenseur, et dont
il est le dédicataire –, à Covent Garden de 1901 à 1907, à la Société des Concerts du Conservatoire à partir de 1908), de directeur de théâtre (il co-dirige l’Opéra de Paris de 1907 à 1913) et de compositeur. Lié très tôt à Vincent d’Indy et Ernest Chausson, Messager fait avec Fauré le « voyage à Bayreuth » en 1882, et décide rapidement de consacrer l’essentiel de ses activités de compositeur au genre lyrique, plus particulièrement à sa veine légère, l’opérette. Son œuvre restée la plus célèbre est sans doute Véronique (1898), mais il compose également avant cette œuvre La Basoche (1890), Madame Chrysanthème (1893),et Les P’tites Michu (1897). Monsieur Beaucaire, « opérette romantique », est créé en 1919, soit 21 ans après Véronique. Après Monsieur Beaucaire, Messager compose encore notamment L’Amour masqué sur un livret de Sacha Guitry (1923), Passionnément (1926) et Coups de roulis (1928). Apprécié par Fauré ou Dukas, Messager est un mélodiste original et compose une musique orchestrale élégante et raffinée, influencée par sa connaissance des œuvres et des compositeurs les plus modernes.
Les librettistes
Frederick Lonsdale (1881-1954)
Frederick Lonsdale est un dramaturge et scénariste britannique du début du XXe siècle. Il a écrit de nombreux livrets d’opérettes et de comédies musicales, parmi lesquelles King of Cadonia (1908), The Balkan Princess (1910), Betty (1915), The Maid of the Mountains (1917), Monsieur Beaucaire (1919) et Madame Pompadour (1923), mais aussi des comédies (The Last of Mrs Cheyney, 1925 ; On Approval, 1927 et un mélodrame : But for the Grace of God, 1946. Certaines de ses oeuvres ont fait l’objet d’adaptations cinématographiques.
Adrian Ross (1859-1933)
Adrian Ross (de son vrai nom Arthur Reed Ropes) s’est spécialisé dans l’écriture de paroles pour les chansons insérées dans des pièces de théâtre (In Town, 1892 ; The Shop Girl, 1894 et The Circus Girl, 1896) ou comédies musicales (A Greek Slave, 1898 ; San Toy, 1899 ; The Messenger Boy, 1900 ; The Toreador, 1901). Il adapta également pour la scène anglaise plusieurs livrets
d’opérettes françaises ou allemandes (The Merry Widow en 1907). Sa carrière, particulièrement longue, ne fut pas interrompue par la guerre. Indépendamment de son activité de parolier, Ross écrivit également nouvelles et romans, dont le plus célèbre est The Hole of the Pit, paru en 1914.
N.B. : Frederick Lonsdale écrivit les dialogues du livret, Adrian Ross les paroles des morceaux chantés. Pour la création française de l’oeuvre, le 21 novembre 1925, au théâtre Marigny (avec André Baugé), le livret fut adapté en français par André Rivoire et Pierre Veber.
La création - les différentes versions
La création de Monsieur Beaucaire a lieu à Birmingham, au Prince of Wales Theatre, le 07 avril 1919. Maggie Teyte (célèbre interprète de Mélisande) interprète le rôle de Lady Mary, et Marion Green celui de Monsieur Beaucaire. L’œuvre remporte un grand succès. On y voit une illustration musicale de l’« Entente cordiale » entre Français et Anglais : une première entente cordiale entre la France et le Royaume-Uni avait déjà eu lieu dans les années 1840 (la reine Victoria avait à cette occasion séjourné au château d’Eu en Normandie). En 1904, la France et le Royaume-Uni renouvellent officiellement cette « entente », et à la création de Monsieur Beaucaire, en 1919, soit au lendemain de la première guerre mondiale, cette entente apparaît plus que jamais indispensable : elle pose les bases de ce qui deviendra quelques années plus tard la « Triple Entente ».
La première française (sur un livret français) a lieu au Théâtre Marigny le 20 novembre 1925, dans une mise en scène de Max Dearly, avec André Beaugé dans le rôle-titre et Marcelle Denya en Lady Mary. Le succès est énorme (plus de 200 représentations), et, après de nombreuses reprises en province et à l’étranger, l’œuvre entre à l’Opéra-Comique (le 18 novembre 1955), avec Jacques Jansen et Denise Duval dans les rôles principaux. Elle y connait deux séries de représentations (neuf représentations en 1955, 18 en 1956), puis se fait plus rare sur les scènes françaises avant de disparaître presque totalement.
Jacques Jansen (Monsieur Beaucaire) et Denise Duval (Lady Mary)
L'intrigue
Le livret est tiré d’un roman américain de Booth Tarkington, Monsieur Beaucaire, paru en 1900.
Prologue
À Bath, ville thermale du sud-ouest de l’Angleterre, au milieu du XVIIIe siècle, Monsieur Beaucaire, perruquier français, reçoit régulièrement des membres de l’aristocratie anglaise venant chez lui parier de l’argent au jeu. Le Duc de Winterset, notamment, est un habitué. Mais Beaucaire le surprend en train de tricher : il accepte de ne pas ternir la réputation du noble anglais à une condition : le Duc de Winterset devra présenter Beaucaire (sous le nom de Duc de Châteaurien) à la belle Lady Mary Carlisle dont il est secrètement amoureux. Le Duc de Winterset est bien contraint d’accepter.
CHAPITRE I
Le jeune Français fit très exactement ce qu’il avait prévu de faire. Son hypothèse selon laquelle le duc allait tricher s’avéra juste. Alors que la demi-douzaine de ses complices, qui s’étaient déchaussés et se tenaient silencieusement dans l’entrée, disparaissaient lentement dans l’ombre de la salle, il se pencha au-dessus de la table et tira en souriant une carte de la manche de l’Anglais.
« Merci, M. le Duc[1] ! », dit-il en riant, en se levant et en s’éloignant de la table.
L’Anglais s’écria : « Dois-je comprendre que je dois vous faire taire avec mes propres mains ? ». Il s’approcha de lui.
« Ne bougez pas, dit M. Beaucaire, si brusquement que l’autre s’arrêta. Jetez un œil derrière vous. »
L’Anglais se retourna, et vit dans quel piège il s’était fourvoyé ; il se tenait debout, figé, impuissant, le visage tantôt rouge de rage, tantôt livide en raison de la honte d’avoir été démasqué. M. Beaucaire, désignant les silhouettes silencieuses par un geste poli de la main, lui fit remarquer : « N’est-ce pas un grand honneur fait à monsieur que d’avoir convoqué six grands gaillards pour le maîtriser ? Ils me sont très dévoués… et monsieur est seul. Peut-être ne souhaite-t-il pas que ses laquais apprennent qu’il joue dans cette salle d’apparat avec le jeune Français que Meestaire[2] Nash déteste ? Monsieur n’a vraiment pas de chance d’être venu à pied et tout seul dans cet appartement…»
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[1] En français dans le texte.
[2] Sic.
Booth TARKINGTON, Monsieur Beaucaire (1900). Traduction Stéphane Lelièvre.
Acte I
Beaucaire est présenté à Lady Mary lors d’une fête. Personne ne reconnaît le perruquier français sous son costume de Duc de Châteaurien. Le Duc de Winterset, lui aussi épris de Lady Mary, provoque un duel entre Monsieur Beaucaire et un des ses hommes de main, le capitaine Badger. Beaucaire accepte le duel et en revient vainqueur.
Acte II
Le duc de Winterset profite d’une fête donnée par le financier Bantison en l’honneur de Lady Mary pour tenter de ruiner les plans de Monsieur Beaucaire : il révèle en effet son identité aux invités et charge plusieurs de ses hommes de main de l’attaquer. Beaucaire se défend mais revient blessé. Lady Mary apprend que l’homme dont elle est tombée amoureuse n’est qu’un imposteur lui ayant caché sa véritable identité. Touchée dans son orgueil, elle se retire, laissant Beaucaire blessé et désespéré.
Acte III
Au casino de Bath. Winterset a presque triomphé. Cependant, Lady Mary ne parvient pas à chasser de son esprit l’image de Monsieur Beaucaire, et dès qu’elle se retrouve en sa présence, elle comprend qu’elle l’aime sincèrement et se dit prête à fuir avec lui en France. Winterset tente de rallumer l’hostilité de l’aristocratie anglaise contre Beaucaire, mais on annonce alors l’arrivée du Marquis de Mirepoix, ambassadeur de France, lequel vient annoncer que Monsieur Beaucaire n’est autre que Louis-Philippe d’Orléans, cousin du Roi de France qui l’avait momentanément exilé en Angleterre – mais qui le rappelle maintenant à la cour de France. L’assemblée s’agenouille devant « Monsieur Beaucaire », qui a gagné tout à la fois son combat contre le Duc de Winterset, mais aussi la main de Lady Mary : il est dorénavant assuré d’être aimé pour lui-même, et non pour ses titres de noblesse.
La musique
Monsieur Beaucaire dans l’œuvre de Messager
L’œuvre de Messager se situe de part et d’autre des XIXe et XXe siècles. Messager ayant été un musicien très à l’écoute des évolutions artistiques et musicales de son temps, ses œuvres se ressentent de l’évolution des goûts et des formes d’écriture musicale qui se font jour au début du XXe siècle. On a parfois articulé l’œuvre du compositeur en deux grands volets, dont Véronique (1898) constituerait en quelque sorte la charnière : avant Véronique, Messager compose des opérettes plutôt traditionnelles, de facture simple et agréable, immédiatement séduisantes aux oreilles des spectateurs – avec cependant un raffinement orchestral plutôt inattendu dans ce répertoire. Au tournant du siècle, son œuvre se fait plus exigeante (les mélodies notamment deviennent moins faciles, sans rien perdre pour autant de leur pouvoir de séduction), tout en se rapprochant aussi de formes d’expression musicale plus contemporaines que l’opérette classique, telles la comédie musicale, ou le théâtre chanté. En témoigne par exemple sa collaboration avec Sacha Guitry pour L’Amour masqué, comédie musicale créée en 1923, ou la sollicitation d’acteurs, tel Raimu, pour Coups de roulis en 1928.
Monsieur Beaucaire se situe au carrefour de ces diverses influences : si l’œuvre fut interprétée par de célèbres chanteurs d’opéras (Denise Duval, Jacques Jansen, François Le Roux, Jean-François Lapointe), elle fut aussi chantée par des interprètes spécialistes de l’opérette et fit même un temps les beaux soirs de Broadway (en 1920).
De fait, elle comporte deux airs restés célèbres : celui de la Rose, chanté par Beaucaire au prologue de l’ouvrage et la valse du Rossignol chantée par Lady Mary (acte II). Ces airs sont de facture plutôt traditionnelle – ce qui n’exclut nullement un certain raffinement orchestral, notamment dans l’air de Lady Mary –, de type ABAB, B jouant le rôle d’un refrain (« Ô rose, merveilleux butin », ou « Rossignol, rossignol, tout comme autrefois »). On entend également plusieurs couplets « faciles », souvent écrits à des fins comiques et destinés à susciter l’adhésion rapide du public (tel le finale de l’œuvre : « Nos deux peuples sont amis »).
Michel Dens, Air de la Rose
Kate Royal, Air du Rossignol
Cependant, d’autres pages font appel à une écoute plus subtile et plus cultivée de la part des auditeurs : certaines répliques ou certaines pages chantées semblent des réminiscences d’Offenbach (Lady Lucy demande à Molyneux de s’asseoir près d’elle, dans les termes mêmes utilisés par Pauline tentant de séduire Gondremarck dans La Vie parisienne ; les couplets de Nash : « Quand j’étais roi de Bath », fait écho à ceux de l’ex-roi de Béotie dans Orphée aux Enfers). On entend également dans cette opérette des pastiches de la musique du XVIIIe siècle, au cours duquel l’action est censée se dérouler (l’ouverture, le menuet des Roses au finale de l’acte I, la Pastorale qui ouvre l’acte II). Par ailleurs, certaines mélodies présentent une écriture très originale, moins « figée » que celle des airs de la Rose ou du Rossignol, se déployant plus librement au gré des paroles ou des sentiments du personnage (« Sous les étoiles », chanté par Beaucaire à l’acte III).
Michel Dens, "Sous les étoiles"
Pour écouter l'œuvre
Willy Clément, Lina Dachary, Nicole Broissin, René Lénoty. Choeurs et Orchestre Radio-Lyrique de Radio-France, dir. Jules Gressier (1958), Cantus-Lin (2CD)
Michel Dens, Martha Angelici, Liliane Berton, René Lénoty. Orchestre des Concerts Lamoureux, dir. Jules Gressier (1952). EMI (sélection, 1LP)
Version Gressier 1952, couplée aves des extraits de Véronique et des P’tites Michu. (EMI Classics, 2CD)
En savoir plus
Le roman de Booth Tarkington, Monsieur Beaucaire (1900), eut un succès phénoménal, au point de faire l’objet de très nombreuses adaptations :
Au théâtre :
- Evelyn Greenleaf Sutherland, Monsieur Beaucaire, comédie romantique (créée le 25 octobre 1902 au Comedy Theatre de Londres).
Au théâtre chanté :
- André Messager (musique), Frederick Lonsdale et Adrian Ross (texte), Monsieur Beaucaire, opérette romantique créée le le 7 avril 1919 à Birmingham (Prince of Wales Theater), puis représentée le 19 avril 1919 au Prince’s Theater de Londres.
Au cinéma :
- Sidney Olcott, Monsieur Beaucaire (1924), film muet américain (avec Rudolph Valentino).
Le film muet de Sidney Olcott
- George Marshall, Le Joyeux Barbier (Monsieur Beaucaire), film américain (1946).