Opéra-bouffon en trois actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Moinaux, créé aux Variétés, salle Choiseul, le 16 mars 1864.
Le compositeur
Offenbach et son fils Auguste, dix ans après la création des Géorgiennes
Jacques Offenbach (1819-1880)
Né à Cologne en 1819, Offenbach se rend à Paris alors qu’il est adolescent, suit la classe de violoncelle du Conservatoire pendant un an, puis intègre l’orchestre de l’Opéra-Comique en tant que violoncelliste. Il obtiendra par la suite le poste de directeur de l’orchestre du Théâtre-Français, puis parallèlement à sa carrière de compositeur, sera directeur de salles de spectacles : Les Bouffes-Parisiens, le Théâtre de la Gaîté.
Il composa des œuvres de genres et de styles très variés : de la musique instrumentale (Concerto pour violoncelle et orchestre : « Concerto militaire » (1847-1848), de la musique de scène (pour La Haine, drame de Victorien Sardou, 1874), des mélodies, des opéras bouffes (Orphée aux Enfers, 1858 ; La Belle Hélène, 1864 ; La Grande-Duchesse de Gérolstein, 1867, …), des opérettes, des opéras-comiques (Robinson Crusoé, 1867).
Ses œuvres, majoritairement bouffes, prennent parfois des teintes mélancoliques (Fantasio, 1872), voire graves (Die Rheinnixen, 1864). Son chef-d’œuvre est posthume : Les Contes d’Hoffmann, l’un des opéras français les plus joués au monde, fut créé le 10 février 1881, le compositeur étant mort à Paris le 4 octobre 1880.
Le librettiste
Jules Moinaux (1815-1895)
D’abord journaliste, Jules Moinaux devient auteur littéraire et écrit aussi bien des drames (Les Gueux de Béranger, 1855) que des comédies (Les Deux Sourds, 1866) ou des chroniques judiciaires, rédigées avec humour et publiées en 1881 en un volume : Les Tribunaux comiques. Mais il est surtout resté célèbre pour ses livrets d’opéras-comiques ou d’opéras-bouffes, écrits notamment pour Jacques Offenbach : Pépito (1853), Les Deux Aveugles (1855), Le Voyage de MM. Dunanan père et fils (1862), Les Géorgiennes (1864). Ami d’Alexandre Dumas (qui assiste d’ailleurs à la création des Géorgiennes), il est le père de Georges Courteline.
La création - les différentes versions
Année faste s’il en est pour Jacques Offenbach – deux chefs-d’œuvre absolus seront créés au cours de ces douze mois : Die Rheinnixen à Vienne en février et La Belle Hélène en décembre aux Variétés –, 1864 voit également la création d’un opéra-bouffe en trois actes dont le livret est signé Jules Moineaux, lequel avait déjà signé pour Offenbach les livrets de Pépito (1853), et Les Deux Aveugles (1855). Les Géorgiennes sont créées aux Variétés, salle Choiseul, le 16 mars 1864.
La Revue et Gazette musicale de Paris assure la publicité de l’ouvrage quelques jours avant sa création en des termes très élogieux :
Dans quelques jours, Les Bavards, malgré leur vogue constante et le joyeux talent de Mme Ugalde, devront céder la place au grand ouvrage depuis longtemps annoncé, Les Géorgiennes, de MM. J. Moinaux et J. Offenbach. Les répétitions sont poussées avec la plus grande activité. Tout fait espérer un succès qui fera époque. Le principal rôle des Géorgiennes, celui de Férosa, la générale en chef, servira de début à Mlle Saint-Urbain. Celui de la capitaine Nani sera rempli par Mlle Zulma Bouffar, qui aura sous ses ordres tout le personnel féminin, notamment Mlles Taffanel, Simon, etc.,
et plusieurs débutantes. Pradeau, Désiré, Léonce, Edouard Georges, Duvernoy et Desmonts, joueront aussi dans les Géorgiennes, pour lesquelles rien n’aura été épargné. (Gazette musicale de Paris, 6 mars 1864)
La critique est partagée, mais il est comme toujours malaisé de faire la part des choses entre le papier forcément élogieux du Figaro, et d’autres, forcément négatifs, signés de journalistes n’aimant guère le compositeur. Le spectacle est cependant un succès, et l’œuvre sera créée à Vienne quelques mois plus tard.
Outre les qualités du livret et de la partition, l’œuvre doit également son succès à certains topoi propres à gagner les faveurs du public : voir un Turc qu’une femme mène par le bout du nez prolonge en fait une tradition présente dès longtemps sur les scènes lyriques, et dont L’Enlèvement au sérail ou L’Italienne à Alger ne sont que les deux avars les plus célèbres. Le succès provient également, à n’en pas douter, de l’aspect scénique particulièrement soigné (somptueux décors et costumes), et d’une distribution très alléchante : Étienne Pradeau (qu’Offenbach avait découvert dans le rôle de Dickson dans La Dame Blanche à l’Opéra Comique) y joue Rhododendron ; Désiré (le créateur de Jupiter dans Orphée aux Enfers) et Léonce (créateur de Madame Poiretapée dans Mesdames de la Halle ou de Pluton dans Orphée aux Enfers) sont également de la partie. Zulma Bouffar (future créatrice de Gabrielle dans La Vie parisienne) chante Nani. Melle de Saint-Urbain crée le rôle de Férosa, mais elle sera remplacée (avec profit) par Delphine Ugalde, qui chanta également le rôle d’Eurydice pour Offenbach, et eut en outre à son répertoire La Fille du régiment, le Toréador, Le Domino noir, La Dame Blanche, L’Enlèvement au sérail ou encore Le Trouvère.
Etienne Pradeau, créateur de Rhododendron
Delphine Ugalde, interprète de Férosa
Léonce, créateur de Boboli
Zulma Bouffar, créatrice de Nani
Désiré, créateur de Jol-Hiddin
Critique de la première représentation dans la Revue et Gazette musicale de Paris (n°12, 20 mars 1864) :
THEATRE DES BOUFFES-PARISIENS. LES GÉORGIENNES, Opéra bouffe en trois actes, paroles de Jules Moineaux, musique de Jacques Offenbach. (Première représentation le 16 mars 1864.)
En agrandissant son cadre, la direction des Bouffes-Parisiens a compris qu’elle devait en même temps élever son genre, et c’est dans ce but qu’elle a donné aux Géorgiennes les proportions d’un véritable opéra-comique, monté avec un soin, avec un luxe qui, jusqu’à ce jour, semblaient ne pouvoir être accessibles qu’à des théâtres subventionnés. Ce n’est pas à dire pour cela que la fantaisie en ait été exclue ; elle y règne au contraire plus que jamais, et c’est par ce seul lien que les Géorgiennes se rattachent à l’ancien ordre de choses. M. Jules Moinaux, l’auteur des Deux Aveugles, s’est souvenu de son premier succès, et c’est aux mêmes éléments bouffons qu’il a puisé les effets de son libretto. Comment raconter de pareilles énormités, qui déroutent le bon sens, mais qui désarment, par le rire, la critique la plus intraitable? Nous essaierons pourtant de nous reconnaître à travers ce dédale de drôleries les plus excentriques. Les Géorgiennes sont, dit-on, les plus belles femmes de l’Orient, et, à ce titre, elles excitent les convoitises des grands seigneurs turcs. Or, l’illustre pacha Rhododendron a jeté son dévolu sur nous ne savons quelle cité de la Géorgie pour repeupler son harem.
Tous les hommes sont appelés aux armes pour la défense de leurs chastes moitiés ; mais, à l’aspect des trente-deux bachi-bozoucks et et des trente-deux éléphants de Rhododendron, ils battent courageusement en retraite et regagnent leurs foyers. Les femmes, furieuses de cette désertion, ne veulent pas d’abord les recevoir, et ce n’est qu’en les voyant tous revenir écloppés, avariés, borgnes ou boiteux, que leur tendre cœur s’émeut de pitié et qu’elles consentent à leur ouvrir les portes de la ville. Avons-nous dit que le féroce Rhododendron s’était aussi introduit dans la place? Pourquoi? Comment? Peu importe, ce n’est pas notre affaire. Toujours est-il que, déguisé en tambour-major, il s’enrôle dans l’armée de femmes, organisée par la belle Féroza, pour remplacer les maris invalides, et qu’il découvre à sa générale la ruse ourdie par ces messieurs. Féroza, indignée comme de raison, ordonne que l’on chasse tous les hommes, et Rhododendron, trahi par ses propres aveux, est condamné à être fusillé. — Bien joué, Marguerite ! s’écrie-t-il en marchant à la mort. Et cette allusion, empruntée à la Tour de Nesle, est à l’instant saisie par toute la salle, qui se tourne en riant vers la loge où Alexandre Dumas assiste, comme un simple mortel en goguette, à la représentation de ce drame cocasse. Mais Rhododendron a la vie dure ; il échappe à la fusillade, et, grâce à l’intervention d’un traître, il va rejoindre ses trente-deux bachi-bozoucks et ses trente-deux éléphants. Puis, d’accord avec les maris évincés, il reparaît dans la forteresse gardée par les Géorgiennes, en employant un nouveau stratagème.
Pour charmer les loisirs du corps de garde, ces dames y ont admis une troupe de bohémiennes qui, à un moment donné, se saisissent de leurs armes, et après les avoir réduites à l’impuissance, se jettent sur Rhododendron et sur ses odieux satellites, privés du secours de leurs éléphants. Est-il besoin d’expliquer que ce sont les maris qui ont pris ces costumes de bohémiennes, et à qui la peur a rendu l’énergie nécessaire pour rentrer en possession de leurs droits méconnus ?
La partition qu’Offenbach a écrite sur ce canevas joyeusement insensé, est des mieux réussies. Elle fourmille de motifs piquants, originaux, et dans plusieurs passages elle affecte des formes vraiment sérieuses et distinguées, comme par exemple dans la Marseillaise des femmes, qui se chante au troisième acte, et que l’on a bissée avec enthousiasme. Il nous serait difficile de signaler tous les morceaux saillants qui ont été applaudis à outrance par la salle entière. Nous citerons néanmoins le gracieux chœur de femmes qui succède à l’introduction ; l’air d’entrée du pacha Rhododendron; de jolis couplets chantés par Nani, le finale du premier acte, dans lequel sont habilement encadrés une prière et le chœur comique des maris écloppés. Au second acte, nous avons remarqué les couplets du tambour-major, avec accompagnement d’une douzaine de tambourins, encore des couplets de Nani, très-fins, très-spirituels, et un charmant duo de situation entre Féroza et son époux Jolidin.
Mais si nous nous en rapportons à l’impression générale, le troisième acte l’emporte sur les deux autres. Tout y est ravissant, le chœur des dormeuses, le rondo du pacha, le bel ensemble de la Marseillaise des Géorgiennes et le finale, composé d’une aragonaise entraînante et du retour de la Marseillaise, pour le baisser du rideau. L’interprétation de l’ouvrage, paroles et musique, est d’ailleurs excellente. Mlle St-Urbain, que nous avons vue aux Italiens et à l’Opéra-Comique, a débuté avec éclat dans le rôle de Féroza ; Mlle Zulma Bouffar est fort gentille dans celui de Nani. Quant aux hommes, on ne peut rencontrer nulle part, si ce n’est au Palais-Royal, une réunion de comiques plus divertissants que Pradeau, Désiré, Léonce, Edouard-Georges, etc. Les chœurs très-nombreux (on affirme qu’il y a plus de soixante personnes en scène) sont formés, pour la partie féminine, d’une foule de très-jolies filles, fort agréables à voir et à entendre.
Enfin, les décors sont d’un très-bel effet, et les costumes sont d’une richesse extrême et d’un excellent goût. Si, avec tant de motifs de succès, les Géorgiennes ne vont pas jusqu’à deux ou trois cents représentations, c’est que le public parisien sera devenu tout à coup aveugle et sourd, comme les maris de ces dames.
D.
L'intrigue
Acte I
En Géorgie, dans la ville de Djégani. Les Géorgiennes se livrent aux plaisirs de la vendange, tandis que Boboli, un Turc exilé, paresse, comme à son habitude (« Constantinople, ô mon pays, / Je te regrette), tout en pleurant sur sa patrie perdue :
Ô les splendides nuits d’été,
Sur le Bosphore,
Quand on danse au son velouté
De la mandore !
Oh ! revoir tes yeux de lapis,
Ô ma sultane,
Et ronfler sous tes frais abris,
Ô mon platane !
Les femmes (parmi lesquelles Nani, dont Boboli est amoureux) en sont d’autant plus révoltées que leurs maris sont partis guerroyer contre les Turcs, attaquant la ville. Boboli prétend être resté pour veiller sur elles (une habitude héritée de son passé : en Turquie, il était le gardien du harem du sultan Rhododendron). Les femmes, cependant, ne sont guère rassurées : leurs hommes se montreront-ils à la hauteur ? Ils sont si poltrons… Arrive Férosa, venant de recevoir une lettre des Géorgiens : pourtant partis 150 pour se battre contre 32 Turcs, ils reviennent défaits… Mais Boboli est persuadé qu’il s’agit d’une ruse, et que les maris sont si pleutres qu’ils ne se sont pas battus du tout ! S’il en est ainsi, les femmes sont bien décidées à se venger :
TOUTES.
À marcher nous les forcerons.
FÉROSA.
Non, pas d’amour, pas de faiblesses,
Allons, femmes, sœurs ou maîtresses,
Sans hésiter insurgeons-nous.
TOUTES.
Appelons les femmes aux armes,
Emparons-nous de la cité ;
Nous avons versé trop de larmes,
Secouons un joug détesté.
Arrive le pacha Rhododendron (« Je suis Rhododendron, /Pacha très en renom »). Il reconnaît Boboli et lui révèle son plan : en fait, aucun combat n’a eu lieu. Ses trente-deux hommes et ses trente-deux éléphants, qu’il avait cachés derrière un palmier, se sont enfuis dès qu’ils ont vu arriver les Géorgiens – lesquels sont retournés chez eux dès qu’ils ont aperçus les Turcs. Peu importe : Rhododendron est venu en Géorgie pour une raison précise : désirant renouveler son harem, il s’est rendu à Djégani « renommée dans toute la Géorgie pour la beauté de ses femmes et l’abrutissement de ses hommes ».
Les Géorgiens rentrent dans Djégani. Mais ils entendent des cris furieux (« À bas les hommes ! »), et apprennent qu’ordre a été donné « à toutes les femmes de s’armer à l’instant et de repousser par les armes tout homme en état de combattre qui serait trouvé dans nos murs. » Terrorisés, ils décident de se faire tous passer pour grièvement blessés auprès des Géorgiennes. Entretemps, un gouvernement de femmes s’est formé. Férosa s’est auto-proclamée générale en chef, et elle déclare que « toutes les femmes seront armées et concourront à la défense commune en cas d’attaque ». Rhododendron, afin de faire sortir les femmes de la ville, demande à rencontrer Férosa. Il se fait passer pour un Turc rebelle, et lui propose d’emmener son armée de femmes hors de la ville et de diriger les combats contre ses compatriotes. Férosa, pressentant un piège, accepte que le Turc parte au combat mais refuse que les femmes le suivent : le plan de Rhododendron a échoué.
Les Géorgiens se présentent à leurs femmes, chantant le « Chœur des éclopés » :
Après une guerre funeste,
Nous revenons dans nos foyers,
De nos corps rapportant le reste,
Mais avec nos cœurs tout entiers.
Les femmes décident alors de confiner les hommes à l’infirmerie, et de partir elles-mêmes au combat.
Acte II
Les hommes déplorent, enfermés dans l’infirmerie, de devoir subir en permanence le « traitement par l’eau » sous toutes ses formes (en boissons, en douches, en bains,…) que Férosa leur inflige. Ils ne doivent, notamment, plus boire que de l’eau ou de la tisane. Quant à Rhdodendron et Boboli, ils ont été nommés tambour-major pour le premier et chef des infirmiers pour le second.
Férosa, après avoir interrogé son mari Jol-Hiddin (censé être devenu sourd à cause des éclats d’obus mais ne pouvant s’empêcher de répondre aux mots d’amour de sa femme) comprend que les Géorgiens ne sont nullement blessés. Nani lui apprend par ailleurs qu’on a trouvé dans la poche des habits du tambour-major nouvellement nommé un plan de la ville avec des notes sur les moyens d’y pénétrer sans danger et d’enlever toutes les femmes : le tambour-major ne serait-il pas le féroce Rhododendron lui-même ? Pour en avoir le cœur net, Férosa invite Rhododendron à dîner. Elle l’enivre, et il se trahit en révélant son identité. Férosa est furieuse :
FÉROSA.
Un conseil de guerre se réunira demain pour juger tous ces faux blessés qui ont déserté devant l’ennemi ; quant à celui-ci, qu’il soit fusillé au petit jour.
RHODODENDRON.
Fusillé !… crois-tu que je survive à un pareil affront ?
Acte III
Rhododendron a chargé Boboli de l’aider à s’enfuir. Boboli a, pour ce faire, endormi toutes les sentinelles à l’aide d’un narcotique. Rhododendron met Boboli en garde contre toute tentative de trahison : il serait immédiatement empalé. À Boboli qui lui répond qu’il aimerait mieux la pendaison, Rhododendron répond qu’…
… il est égal
Que ce soit, au total,
Ou la corde ou le pal.
Sache qu’en général
Tout supplice fait mal,
Qu’il soit horizontal
Ou qu’il soit vertical.
Pourtant, lorsque Boboli apprend que Rhododendron projette de faire entrer sa bien-aimée Nani dans son harem, il décide de déjouer le plan du sultan…
Les Géorgiennes, furieuses, découvrent que tous les hommes se sont échappés de Djégani.
TOUTES.
À bas les hommes !…
FÉROSA.
Vous avez raison. À bas les hommes et vivent les femmes !
AIR.
Allons, femmes, serrons nos rangs
Et marchons en vrais conquérants.
À bas les hommes !
Quittons l’aiguille et le fuseau,
Tirons les glaives du fourreau.
À bas les hommes
Trop longtemps, faibles que nous sommes,
Nous avons souffert lâchement.
En avant !
Mais il est venu le moment
Où finit le règne des hommes.
Au son des clairons,
Au bruit des canons,
En avant, marchons,
Hardis bataillons !
II.
Les hommes sont tous des sans-cœur,
Sans courage et sans nul honneur ;
Vivent les femmes !
Chez eux nulle sincérité.
Rien que mensonge et lâcheté ;
Vivent les femmes !
Secouons le joug des infâmes :
Levons-nous et crions gaîment
En avant !
Car il est venu le moment
Où vont enfin régner les femmes !
Au son des clairons,
Au bruit des canons ;
En avant, marchons,
Hardis bataillons !
Arrive alors un groupe de bohémiennes – suivi de Rhododendron et ses hommes, qui pénètrent secrètement dans la ville… Les bohémiennes dansent, et les Géorgiennes, distraites par le spectacle, déposent leurs armes. Rhododendron ordonne à ses hommes de les prendre, de les jeter par-dessus les remparts et de se saisir des Géorgiennes. Mais les Bohémiennes n’étaient autres que… les maris déguisés ! Avec l’aide de Boboli, ils s’emparent des armes avant que les soldats turcs n’aient pu faire un geste.
JOL-HIDDIN, à Rhododendron.
Nous voilà, une poignée de braves… armés jusqu’aux dents ;… tu es seul,… sans défense, — avance, si tu l’oses.
(Rhododendron s’élance vers eux. — Ils reculent effrayés.)
POTERNO.
Ah !… il ose, le lâche !
FÉROSA.
Allons, rendez-vous !…
RHODODENDRON.
Je me rends, belle Férosa. (À part.) Tous ces Géorgiens sont laids, je me connais… Ah ! les malheureux… je serai trop vengé !
Les hommes sont réhabilités aux yeux des Géorgiennes, et l’opéra-bouffe s’achève par une réconciliation générale.
FÉROSA.
Et maintenant, messieurs, en faveur de votre belle conduite, je résigne mes pouvoirs de générale en chef ; nous vous rendons nos armes, et nous disons : Vivent les hommes !
JOL-HIDDIN, galamment.
Non. Nous sommes braves, mais galants : Vivent les dames !
Quelques perles du livret :
ACTE I Scène 10
Boboli (entrant):
Générale, un inconnu que personne ne connaît et qui désire garder l’incognito demande à parler à la générale Férosa.
Ferosa
Un inconnu ?… Qu’on l’amène !
Boboli, parlant à la cantonnade
Inconnu qu’on ne connaît pas, faites vous connaître !
Nani
Je ne suis pas fâchée de connaître un inconnu, moi qui n’en ai jamais vu….
(Entre Rhododendron. Cri d’effroi des femmes. Elles se retournent.)
Rhododendron
Je produis de l’effet…
Nani
Oh ! un hippopotame habillé en Turc !…
Alita, examinant Rhododendron
Excessivement curieux comme phénomène.
Boboli
Trahissons pour ne pas être trahi moi-même…
Ferosa
Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? Qui vous amène dans ces murs ?
Rhododendron, à part
Qu’ elle est belle cette femme ! (avec volubilité et sur le même ton). Né dans ce pays, je fus arraché au sein de mon père et fait esclave à l’âge de trois mois et demi par des farouches soldats de Tamerlan, qui condamnèrent ma tendre enfance…
Ferosa, brusquement
Passez votre enfance, votre adolescence, votre jeunesse et votre âge mur, et arrivez tout de suite à votre vieillesse.
Rhododendron
Comment ! À ma vieillesse ! Il paraît* qu’elle est myope…
Nani, à Rhododendron
Oh ! Après tout, un vieillard n’est qu’un ancien jeune homme avancé en âge.
——————-
*Il est évident
La musique
L’œuvre est d’une grande variété, faisant alterner des morceaux orientalisants avec d’autres d’inspiration militaire ou d’autres encores plus sentimentaux.
La musique d’Offenbach est notamment très appréciée par le critique de la Revue et Gazette musicale de Paris (voir ci-dessus), ou encore par B. Jouvin du Figaro (journal favorable à Offenbach dès la première heure) :
La partition des Géorgiennes est de Jacques Offenbach, qui s’est reposé, en la terminant, des grandes fatigues de son succès de Vienne. Il y a beaucoup de musique dans cet opéra à spectacle, et de cette musique où le pied qui s’agite, la tête qui se balance, le sourire approbateur semblent achever une mélodie heureusement commencée. C’est le triomphe d’Offenbach ; c’est son originalité, et il ne la partage avec personne.
De fait, la partition comporte plusieurs caractéristiques ayant assuré le succès d’autres œuvres du maître et qui pourraient tout à fait contribuer à remettre Les Géorgiennes sur le devant de la scène offenbachienne : des couplets militaires (ceux de Nani notamment : « Ah vraiment, / C’est charmant / D’aller à la guerre ») dignes de la Chanson du régiment de La Grande-Duchesse ; certaines pages orientalisantes (les couplets de Boboli, ceux du Pacha Rhododendron), des rythmes de valse (par exemple dans la section rapide du duo de la séduction au second acte), des chœurs de femmes (tel celui, très beau, ouvrant l’œuvre) ; une chanson à boire ; un final d’acte conséquent (celui du I, qui voit se succéder ladite chanson à boire : « Allons, foulez la grappe ! », un chœur et un ensemble) ; des couplets tendrement élégiaques (« Sous cet uniforme modeste / Palpite un vrai cœur de soldat », avec un délicieux accompagnement au violoncelle) ; un cancan endiablé (« C’est vilain, mademoiselle ! ») ; un chant de guerre (« Allons, femmes, serrons nos rangs / Et marchons en vrais conquérants. / À bas les hommes !) qui semble annoncer la révolte finale du Roi Carotte. Certaines pages sont d’un humour vraiment irrésistibles, tels l’air d’entrée du Pacha Rhododendron : « Je suis Rhododendron / Pacha très en renom »), l’énumération, sur un rythme irrésistiblement dansant, des supplices qui attendent Boboli (air de Rhododendron, acte III scène 1), ou encore le chœur des (fausses) Bohémiennes du dernier acte, sur un rythme de boléro plus ou moins « espagnol » dont Offenbach a le secret. Notons enfin qu’il n’est pas interdit de voir dans le chœur des éclopés (les soldats faussement blessés rentrant dans leur foyer) une version burlesque de celui des « soldats » de Faust (créé quatre ans plus tôt), ou dans le personnage de Feroza, jeune femme en uniforme commandant ses troupes d’une main de fer, une préfiguration de la Grande-Duchesse de Gérolstein (la scène au cours de laquelle les Géorgiennes reçoivent des lettres de leurs maris donnant des nouvelles du front a au demeurant évidemment inspiré la première scène du second acte de La Grande-Duchesse !)
Pour avoir un aperçu de la musique, dans l’attente d’un enregistrement de l’œuvre, on peut écouter le quadrille des Géorgiennes composé par Josef Strauss (op. 168) :