BÉATRICE ET BÉNÉDICT, Berlioz (1862) – dossier

Opéra-comique en deux actes d’Hector Berlioz, d’après la comédie de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, créé le 09 août 1862 au Theater der Stadt de Baden-Baden.

L’ŒUVRE

Le compositeur et librettiste

Hector Berlioz (1803-1869)

Berlioz incarne l’image du musicien romantique français. Fasciné par l’Art – et pas seulement la musique : il vouait une admiration sans borne à Shakespeare, Virgile ou Goethe –, il abandonne très vite les études de médecine qu’il avait entreprises pour se consacrer à la musique.
Compositeur et écrivain (Les Soirées de l’orchestre : 1852 ; Les Grotesques de la musique : 1859 ; Mémoires : 1870), il fut aussi chef d’orchestre et critique musical, notamment pour la Gazette musicale et le Journal des débats. Il s’illustra aussi bien dans le genre symphonique (La Symphonie fantastique : 1830), la musique sacrée (Requiem : 1837), la mélodie (Les Nuits d’été, composées 

entre 1834 et 1840 ), la musique instrumentale (Harold en Italie : 1834), l’oratorio (L’Enfance du Christ : 1854) que dans l’opéra (Benvenuto Cellini : 1838 ; Les Troyens : 1863, date de création des seuls seuls «Troyens à Carthage»).
Adulé par les uns, moqué par les autres (la critique, dans son ensemble, lui fut longtemps hostile), sa vie fut une alternance d’échecs (Benvenuto Cellini), de succès (La Symphonie fantastiqueL’Enfance du Christ, ses tournées européennes) ou de déceptions (l’impossibilité de monter son chef-d’œuvre dans le genre lyrique : Les Troyens). Il est élu membre de l’Institut en 1856.

La création

Théâtre de Baden-Baden. © A.Savin, WikiCommons

Béatrice et Bénédict est le dernier ouvrage de Berlioz. L’oeuvre lui fut commandée par Édouard Bénazet, directeur du casino et du théâtre de Baden-Baden, afin d’être représentée dans le cadre du Festival d’été auquel Berlioz avait déjà participé plusieurs fois. Bénazet offrit au musicien un cachet important et d’excellentes conditions matérielles pour la répétition et la création de l’ouvrage, qui vit le jour le 9 août 1862 et remporta un très beau succès. Anne Charton-Demeur chantait le rôle de Béatrice, Félix Montaubry celui de Bénédict.

Anne-Arsene Charton (1827-1892) par Édouard-Louis Dubufe

Félix Montaubry (1826-1898)

Malgré le succès remporté à la création, l’œuvre ne fut créée à Paris qu’en 1890, soit 21 ans après la mort du musicien. 

Le livret

La source

Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien in Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Emile Montégut, Paris, Hachette, 1867. Gravure sur bois par Pearson. © Stéphane Lelièvre

Berlioz s’inspire de l’une des comédies les plus intéressantes de William Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing), publiée en 1600, et probablement créée lors de l’hiver 1598-1599. L’une des singularités de la pièce de Shakespeare est d’intégrer, au sein d’une intrigue essentiellement comique, certains éléments dramatiques frôlant le registre tragique (la calomnie dont Héro est victime, sa fausse mort, grâce à laquelle son innocence pourra être prouvée). Berlioz simplifie à l’extrême les données shakespeariennes : il supprime tous ces éléments pour ne conserver que ceux ressortissant à la pure comédie. Il supprime par ailleurs les personnages de Dogberry et Verges et les remplace par un personnage de son invention : le musicien Somarone (le « gros âne »).

Pour (re)découvrir la comédie de Shakespeare, voyez le très beau film qu’en a tiré Kenneth Brannagh, l’un des meilleurs réalisés par le cinéaste-comédien britannique

L’intrigue

ACTE I

Léonato, gouverneur de Messine, annonce la victoire des troupes siciliennes, dirigées par le général Don Pedro, sur celles des Mores : les soldats s’apprêtent à rentrer chez eux, et parmi eux Claudio et Bénédict. À cette nouvelle, la  fille de Léonato, Héro, éprise de Claudio, ne peut cacher son émotion :

Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Émile Montégut, Gravure sur bois par Pearson. © Stéphane Lelièvre

N° 3 – Air

HÉRO (seule)
Je vais le voir, je vais le voir ! 
Son noble front rayonne
De l’auréole du vainqueur.
Cher Claudio ! que n’ai-je une couronne !
Je te la donnerais, je t’ai donné mon cœur.

Il me revient fidèle.
Plus d’angoisse mortelle !
Nos tourments sont finis,
Nous allons être unis.
De sa constance,
De sa vaillance
Ma main sera le prix.

https://www.youtube.com/watch?v=8mQvPjOFsEs

Sylvia McNair, Acte 1: « Je vais le voir » (Héro)

La cousine d’Héro, Béatrice, dont l’hostilité envers Bénédict est connue de tous,  n’est en revanche que  moqueries envers ce dernier, et quand Bénédict paraît, les deux jeunes gens font assaut de piques et de railleries.



Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, Acte I, scène 1 (traduction Émile Montégut)

Alors que le général Don Pedro lui apprend que les noces de Claudio et Héro seront prochainement célébrées (à cette fin, le musicien Somarone a composé un épithalame qui sera joué le jour de la cérémonie), Bénédict se moque ouvertement du mariage devant les deux soldats et jure ses grands dieux que jamais il n’épousera qui que ce soit : 

« Si jamais Bénédict au joug peut se soumettre,
Il consent, ou le diable m’emporte, à voir mettre
Comme une enseigne, sur son toit, ces mots écrits:
« Ici l’on voit Bénédict, l’homme marié ! » 

Claudio et Pedro, cependant, n’en croient rien :

« Comme nous rirons tous, ce jour
Qu’on le verra pâle d’amour ! »

Les deux hommes ourdissent alors un plan pour faire changer les sentiments de Bénédict :

Alors qu’il se savent écoutés par Bénédict, Claudio, Pedro et Léonato font mine de s’étonner du violent amour qu’éprouverait, disent-ils, Béatrice pour le beau Bénédict, l’homme que pourtant elle semble abhorrer le plus. Il n’en faut pas plus pour que Bénédict, resté seul, laisse éclater ses véritables sentiments :

N° 7 – Rondo

BÉNÉDICT
Ah ! je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce !
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’aimer, l’adorer, l’idolâtrer !
Fille ravissante,
Béatrice, ô dieux !
Le feu de ses yeux,
Sa grâce agaçante,
Son esprit si fin,

Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Emile Montégut, Gravure sur bois par Pearson. © Stéphane Lelièvre

Son charme divin,
Tout séduit en elle,
Et sa lèvre appelle
Un baiser sans fin.

Ah ! je vais l’aimer, etc.

Chère Béatrice !
Ciel ! il se pourrait…
Elle m’aimerait !

Ô joie ! ô supplice !
Un pareil bonheur
Est-il pour mon cœur ?
Si c’était un songe,
Un cruel mensonge !
Ô rage ! ô fureur !
Non, non.

Je vais l’aimer, etc.

https://www.youtube.com/watch?v=tr5GWzXGsvI

Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Emile Montégut, Gravure sur bois par Pearson. © Stéphane Lelièvre

De leur côté, à la demande de Léonato, Héro et sa suivant Ursule ont utilisé très exactement le même stratagème vis-à-vis de Béatrice : alors que celle-ci les écoutait en cachette, les deux jeunes femmes ont évoqué les tendres sentiments amoureux qu’éprouverait Bénédict pour la belle Béatrice…

Reste à savoir si cette ruse aura sur Béatrice les mêmes effets que sur Bénédict. Pour l’heure, Ursule et Héro, fatiguées par les préparatifs des noces qui s’apprêtent, se reposent en se promenant au clair de lune dans les jardins de Messine…

 

 

 

N° 8 – Duo – Nocturne

URSULE
Vous soupirez, madame !

HÉRO
Le bonheur oppresse mon âme !
Je ne puis y songer sans trembler malgré moi.
Claudio ! Claudio ! je vais donc être à toi !

(La lune se lève et éclaire la scène de ses rayons qui se reflètent dans l’eau.)

Tableau à l’huile et pastel de Fantin-Latour., d’après les lithographies exposées dans la section de gravure et destinées à Hector Berlioz, sa vie et ses oeuvres, de M. Adolphe Jullien. © BnF / Gallica

URSULE ET HÉRO
Nuit paisible et sereine !
La lune, douce reine,
Qui plane en souriant ;
L’insecte des prairies,
Dans les herbes fleuries
En secret bruissant ;
Philomèle
Qui mêle
Aux murmures du bois
Les splendeurs de sa voix ;
L’hirondelle
Fidèle,
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émoi ;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d’eau retombant,
Écumant ;
L’ombre de ce grand arbre,
En spectre se mouvant
Sous le vent ;
Harmonies
Infinies,
Que vous avez d’attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries !

 

(Héro et Ursule s’assoient sur le banc du parc.)

URSULE
Quoi? vous pleurez, madame !

HÉRO
Ces larmes soulagent mon âme ;
Tu sentiras couler les tiennes à ton tour,
Le jour où tu verras couronner ton amour !

URSULE ET HÉRO
Respirons en silence
Ces roses que balance
Le souffle du zéphyr !
A sa fraîche caresse
Livrons nos fronts !
Il cesse… il cesse…
Et meurt dans un soupir.

Nuit paisible et sereine, etc.

(Les deux jeunes filles passent, les bras enlacés, sur le devant de la scène. Héro pleurant d’attendrissement, cache son visage en l’appuyant sur l’épaule d’Ursule. Ursule essuie doucement les yeux d’Héro qui sourit et semble devenir plus calme. Ursule va cueillir un bouquet de roses pendant qu’Héro reste plongée dans sa rêverie. Ursule présente le bouquet à Héro, qui, le bras droit appuyé sur l’épaule d’Ursule effeuille lentement ses roses en marchant avec elle vers le fond du théâtre. Les deux personnages disparaissent. Le toile s’abaisse lentement.)

https://www.youtube.com/watch?v=mT02PkR1pxY

Sylvia McNair, Catherine Robbin, Acte 1: « Vous soupirez, Madame ? » (Ursule, Héro)

ACTE II

Dans le Grand Salon du Palais du Gouverneur, alors que les domestiques et le compositeur Somarone improvisent une chanson à boire, Béatrice, s’isole pour tenter de faire le point sur ses propres sentiments : la conversation qu’elle a surprise entre Héro et Ursule l’a en effet profondément troublée…

SCÈNE II

N° 10 – Air

BÉATRICE (entrant très agitée.)
Dieu ! que viens-je d’entendre ?
Je sens un feu secret
Dans mon sein se répandre !
Bénédict… se peut-il ?
Bénédict m’aimerait ?
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je ne pus m’expliquer
L’étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui de mon cœur vint s’emparer.
Il part, disais-je, il part, je reste !
Est-ce la gloire, est-ce la mort
Que réserve le sort
À ce railleur que je déteste ?
Des plus noires terreurs
La nuit suivante fut remplie…
Les Mores triomphaient, j’entendais leurs clameurs ;
Des flots du sang chrétien la terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant,
Sous un monceau de morts sans secours expirant.

Je m’agitais sur ma brûlante couche ;
Des cris d’effroi s’échappaient de ma bouche.
En m’éveillant enfin, je ris de mon émoi.
Je ris de Bénédict, de moi,
De mes sottes alarmes…
Hélas ! hélas ! ce rire était baigné de larmes.

Il m’en souvient, etc.

Je l’aime donc ? je l’aime donc ?
Oui, Bénédict, je t’aime !
Je ne m’appartiens plus, je ne suis plus moi-même.
Sois mon vainqueur,
Dompte mon cœur !
Viens ! déjà ce cœur sauvage
Vole au-devant de l’esclavage !

Oui Bénédict, je t’aime, etc.

Adieu, ma frivole gaîté !
Adieu, ma liberté !
Adieu, dédains, adieu, folies !
Adieu, mordantes railleries !
Béatrice à son tour,
Tombe victime de l’amour !

https://www.youtube.com/watch?v=z_0huHP_IAM

Joyce DiDonato, Acte 2 : « Dieu ! que viens-je d’entendre ? » (Béatrice)

Une marche nuptiale retentit ; on apporte un contrat de mariage, celui d’Héro et Claudio… et un second contrat : le tabellion déclare en effet avoir été requis pour un deuxième mariage. « Ah çà! s’exclame Léontao, il faut pourtant trouver des fiancés ! Qui se sentirait ici la fantaisie de se marier ? » Dès lors, Béatrice et Bénédicte se déclarent leur flamme -mais à demi-mots et sans renoncer à leurs habituelles railleries ! -, et acceptent de convoler en juste noces.  « Ici l’on voit Bénédict, l’homme marié ! » chantent Héro, Ursule, Claudio, Don Pedro et le chœur, la conclusion de la comédie revenant au couple éponyme :

« Adorons-nous donc, et quoi qu’on en dise,
Un instant soyons fous !
Aimons-nous !
Je sens à ce malheur ma fierté résignée ;
Sûrs de nous haïr, donnons-nous la main !
Oui, pour aujourd’hui la trêve est signée ;
Nous redeviendrons ennemis demain ! »

Œuvres complètes de Shakespeare traduites par Emile Montégut, Gravure sur bois par Pearson. © Stéphane Lelièvre

La partition

© BnF / Gallica

À l’instar de Verdi avec Falstaff (1893), Berlioz termine sa carrière de compositeur avec un retour à Shakespeare… et à la comédie, Béatrice et Bénédict étant sans doute l’une des compositions les plus vives, les plus spirituelles – mais aussi l’une des plus poétiques – jamais écrites par le musicien.  L’humour, présent dans le personnage de Somarone ou encore dans les joutes verbales entre les deux personnages éponymes, mises en musique dans leur premier duo (« Comment le dédain pourrait-il mourir ? »), ne doit pas occulter l’élan juvénile et enthousiaste des pages dévolues à Bénédict (« Ah ! Je vais l’aimer ! »), l’extrême tendresse de certains  numéros (la belle cantilène d’Héro au premier acte : « Je vais le voir », le magnifique trio entre Héro, Béatrice et Ursule au second acte: « Je vais d’un cœur aimant »), la finesse 

psychologique du portrait de Béatrice (air du deuxième acte : « Il m’en souvient »), ni surtout l’intense poésie du nocturne par lequel s’achève le premier acte, peut-être l’une des pages les plus hautement inspirées du compositeur. Le raffinement orchestral est par ailleurs constant, et la délicatesse de l’orchestration et de l’écriture rendent par ailleurs l’exécution de l’œuvre assez délicate, le chef et les interprètes devant trouver le juste (et difficile) équilibre entre légèreté, humour, passion et poésie. Berlioz, dans sa lettre à la princesse Sayn-Wittgenstein datée du 22 juillet 1862, insistait lui-même sur la difficulté d’exécution de l’ouvrage, évoquant les répétions ayant eu lieu à Baden-Baden avant la création : « Il a fallu du temps pour instruire les chanteurs, maintenant je vais avoir de la peine à instruire l’orchestre, car c’est un caprice écrit avec la pointe d’une aiguille et qui exige une excessive délicatesse d’exécution ». 

Deux mois plus tard, Berlioz déclarait encore : « Ce petit ouvrage est beaucoup plus difficile d’exécution musicale que Les Troyens, parce qu’il y a l’humour, qui ne pouvait tout naturellement s’introduire dans un sujet antique ». (Lettre à la princesse Sayn-Wittgenstein datée du 21 septembre 1862).

Notre sélection pour voir et écouter l’œuvre

CD

Davis / Josephine Veasey, John Mitchinson, April Cantelo, John Cameron. The St Anthony singers, London Symphony Orchestra, 2 CD Decca, 1963 .

Davis / Janet Baker, Robert Tear, Christiane Eda-Pierre, Thomas Allen. John Alldis Choir, London Symphony Orchestra. 2 CD Philips, 197].

Barenboim / Yvonne Minton, Placido Domingo, Ileana Cotrubas, Roger Soyer. Orchestre de Paris, Chœur de l’Orchestre de Paris. 2 CD Deutsche Grammophon ,1982.

Nelson/ Susan Graham, Jean-Luc Viala,  Sylvia McNair, , CGilles Cachemaille. Chœur et Orchestre de l’Opéra de Lyon. 2 CD Erato / Warner classics, 1992.

Davis / Enkelejda Shkosa, Kenneth Tarver, Susan Gritton, Laurent Naouri. London Symphoy Orchestra. 2 CD LSO 2000 (live).

Streaming

Davis / DiDonato, Workman, Manfrino, Lapointe. Orchestre National de France. Paris, TCE (2009).

Rhorer, Brunel / d’Oustrac, Dran, Gillet, Dupuis. Chœurs et orchestre de la Monnaie, Bruxelles, 2016.

Rustioni, Michieletto / Losier, Behr, Eerens, Dolié. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon. Opéra de Lyon, 2021.

DVD et Blu-rays

Manacorda, Pelly / Stéphanie d’Oustrac, Paul Appleby, Sophie Karthauser, Philippe Sly. London Philharmonie Orchestra, The Glyndebourne Chorus. DVD et Blu-ray Opus Arte, 2017.

Comptes rendus de productions