ALZIRA, Verdi (1845) – dossier
Opéra en un prologue et deux actes de Giuseppe Verdi, livret de Salvadore Cammarano d’après Voltaire, créé le 12 août 1845 à Naples (Théâtre San Carlo)
LES AUTEURS
Le compositeur :
Giuseppe VERDI (1813-1901)
Issu d’une famille très modeste, Verdi commence sa formation musicale auprès du chef de l’orchestre municipal de Busseto, petite ville située à quelques kilomètres de Parme et commune de rattachement des Roncole, le hameau où naquit le compositeur. Âgé de vingt ans, il dirige une exécution de La Création de Haydn et attire ainsi sur lui l’attention du public et de la critique. Il compose alors son premier opéra : Oberto, comte de S. Bonifacio, qui est représenté à la Scala en 1839. C’est une période très difficile pour le compositeur, qui voit disparaître successivement ses deux enfants et sa femme.
En 1842, Nabuchodonosor triomphe à la Scala de Milan. Commence alors une période que le musicien qualifia lui-même d’ « années de galère » au cours desquelles, tout en se débattant dans des préoccupations matérielles et commerciales, il s’efforce de se faire un nom en multipliant les créations : I Lombardi alla prima Crociata (1843), Ernani (1844), Giovanna d’Arco (1845), Attila (1846). Puis vient la trilogie qui consacre sa gloire : Rigoletto (1851), Le Trouvère et La Traviata (1853). La renommée de Verdi devient vite internationale. Il compose plusieurs œuvres pour Paris, notamment Les Vêpres siciliennes (1855) et Don Carlos (1867).
Comme Victor Hugo incarne le romantisme littéraire français, Verdi est l’incarnation du romantisme musical italien. Le parallèle entre les deux hommes est frappant : tous deux s’engagèrent politiquement (Verdi fut un ardent partisan de l’unité italienne ; Cavour l’appela à la Chambre des députés, après quoi il fut élu sénateur), tous deux continuèrent de créer jusqu’à un âge avancé, en renouvelant constamment leur langage artistique (Aida est créée en 1871, Otello en 1887, Falstaff en 1893). Tous deux enfin, après leur disparition, plongèrent leur pays dans un deuil national et se virent offrir de grandioses funérailles.
Le librettiste : Salvadore Cammarano (1801-1852)
Fils et père de deux peintres (Giuseppe et Michele), le librettiste Salvadore Cammarano naît le 19 mars 1801 à Naples, où il mourra de façon précoce le 17 juillet 1852.
Auteur de pièces de théâtre doté d’une grande culture littéraire (il écrivit surtout des comédies), il abandonnera progressivement ce genre pour l’écriture exclusive de livrets (22 en tout), essentiellement destinés aux compositions de Gaetano Donizetti puis de Giuseppe Verdi.
Spécialiste du mélodrame romantique, il affectionne les ambiances nocturnes, mystérieuses et parfois inquiétantes, telles qu’on en lit dans les livrets de Lucia di Lammermoor (1835) ou du Trouvère, créé en 1853, un an après sa disparition.
Pour Donizetti, Cammarano écrivit les livrets de L’assedio di Calais (1836), Roberto Devereux (1837), Maria de Rudenz (1838), Poliuto (1848), Maria di Rohan (1848) ; pour Verdi : La battaglia di Legnano, Luisa Miller (1849) et Il Trovatore (1853). Il commença également à travailler sur le livret du Re Lear, qu’Antonio Somma achèvera, mais que Verdi ne mit jamais en musique.
LA CRÉATION
Alzira est créée le 12 août 1845 à Naples au Théâtre San Carlo. Eugenia Tadolini (créatrice de Linda di Chamounix et Maria di Rohan) interprétatit le rôle-titre, Gaetano Fraschini le rôle de Zamoro et Filippo Coletti celui de Gusman. Il s’agit de la première collaboration de Verdi avec le librettiste Cammarano, futur auteur du livret du Trovatore. Sans être un fiasco, l’œuvre ne rencontra pas le succès escompté, et les reprises en furent rares : elle disparut de l’affiche des théâtres italiens dès 1858, pour ne réapparaître
Le San Carlo en 1850
que furtivement à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui encore, Alzira est l’opéra le moins représenté, le moins enregistré, sans doute le moins connu et le moins aimé des « années de galère » du compositeur.
LE LIVRET
Les sources
Nicolas de Largillière, François-Marie Arouet, dit Voltaire
© Gallica / BnF
Salvadore Cammarano adapte une tragédie de Voltaire en 5 actes, Alzire ou les Américains, créée au Théâtre Français le 27 janvier 1736. Le livret, qui comporte certains « récits » permettant de comprendre les événements présents (comme dans Il Trovatore – mais avec moins de complexité et d’invraisemblances tout de même), est souvent jugé relativement faible. Il est en fait surtout très conventionnel et présente le schéma attendu d’un amour empêché avec l’habituel triangle amoureux soprano/ténor/baryton, qui préfigure plus ou moins celui, à venir, du Trovatore (Alzira, telle Leonora, accepte de se donner à Gusman pour sauver l’homme qu’elle aime, mais projette de mettre fin à ses jours pour échapper in fine à cet hymen). Notons enfin que certains reproches traditionnellement faits à Cammarano devraient en réalité être adressés à Voltaire lui-même : ainsi la scène du revirement final de Gusman et les paroles que le personnage prononce lors du dénouement sont-ils souvent moqués (voir par exemple le Guide des opéras de Verdi, Fayard, 1990). Cammarano, ici, ne fait pourtant que traduire en italien les vers de l’auteur français…
Résumé de l’intrigue
« La capture d’Atahualpa à Cajamarca en 1532 » (Juan Lepiani, c. 1920-1927. Musée d’Art de Lima)
Au Pérou, au XVIe siècle.
Le pays est dirigé par le vieux gouverneur espagnol Alvaro (basse), dont le fils, Gusman (baryton), se montre cruel avec les Indiens, particulièrement avec une tribu rebelle dirigée par le chef Zamoro (ténor). C’est précisément à Zamoro qu’est promise une princesse inca : Alzira (soprano), faite prisonnière par les Espagnols.
PROLOGUE – Le Prisonnier
Le vieil Alvaro a été fait prisonnier par les Indiens, qui s’apprêtent à la mettre à mort. Survient alors le chef Zamoro, dont on croyait qu’il avait succombé aux tortures que lui a infligées Gusman, le fils du Gouverneur. Il demande aux Indiens d’épargner le vie du vieillard et le libère. Il n’en appelle pas moins son peuple à se soulever contre l’oppresseur, d’autant que les Espagnols retiennent toujours auprès d’eux sa fiancée Alzira et le père de celle-ci, Ataliba (basse).
ACTE I – Une vie contre une vie
Alvaro a renoncé au pouvoir au profit de son fils Gusman, qui est amoureux d’Alzira et souhaite l’épouser. Ataliba le met cependant en garde : Alzira reste fidèle au souvenir de son promis Zamoro, qu’elle croit mort.
Alzira vient quant à elle de faire un rêve dans lequel Zamoro lui est apparu vivant… Elle rejette d’autant plus fermement la demande faite par son père Ataliba d’épouser Gusman : cet hymen permettrait peut-être enfin aux deux peuples ennemis de faire la paix… Mais Zamoro paraît : Alzira et son bien-aimé tombent dans les bras l’un de l’autre. Gusman surprend les deux amants et ordonne que Zamoro soit exécuté. Le chef inca n’échappe à la mort que grâce aux suppliques d’Alvaro, qui reconnaît en lui l’homme qui l’a épargné. Gusman et Zamoro se défient l’un l’autre et rivalisent de menaces belliqueuses : la reprise des combats semble dorénavant inévitable.
ACTE II – La vengeance d’un sauvage
Zamoro a été vaincu : il doit être prochainement conduit au bûcher. Alzira promet sa main à Gusman s’il épargne Zamoro. Le Gouverneur accepte, mais la jeune femme a secrètement pris la résolution de mourir plutôt que de s’unir à lui.
Zamoro, à qui ses complices ont procuré un uniforme espagnol, parvient à s’enfuir de sa prison. Ayant appris que Gusman s’apprêtait à épouser Alzira, il se rend au palais du Gouverneur et poignarde celui-ci au moment où il s’apprêtait à conduire Alzira à l’autel. Zamoro révèle son identité à Gusman, qui expire en lui pardonnant. Zamoro et Alzira sont bouleversés par ce revirement et cette clémence inattendus, inspirés par un dieu qu’ils se déclarent dorénavant prêts à adorer.
Voltaire, Alzire, Acte V scène 7 (Amsterdam : Étienne Ledet et Compagnie, 1736 – © Gallica / BnF)
LA PARTITION
Œuvre mal connue et mal aimée s’il en est, Alzira mérite-t-elle le jugement souvent réservé qu’on porte habituellement sur elle – Verdi s’étant d’ailleurs lui-même montré l’un de ses juges les plus sévères ? Cet opéra des « années de galère » ne peut évidemment pas prétendre au statut d’œuvre majeure, ni même rivaliser avec d’autres opus de la même période (I Lombardi, 1843 ; Ernani, 1844 ; I due Foscari, 1844 ; Attila, 1846) dont certaines facilités d’écriture sont balayées par une inspiration mélodique souvent très riche mais aussi une fougue, un élan assez irrésistibles. Alzira, avec sa succession de pezzi chiusi et son alternance très convenue de récitatifs, cavatines et cabalettes participe d’une esthétique déjà datée en ce milieu de XIXe siècle. Qui plus est, le personnage éponyme n’est pas des plus fascinants sur le plan dramatique (une fois n’est pas coutume, ce sont
les personnages masculins – Zamoro, Gusman – qui intéressent le plus, sur le double plan dramatique et musical) ; et le livret, avec sa fascination pour le « Nouveau Monde », son exotisme de circonstance, ses personnages de « sauvages », reste finalement très ancré dans le XVIIIe siècle et les préoccupations qui étaient celles des Lumières (différence entre religion et idolâtrie, opposition entre nature et culture, rapport entre les « sauvages », la civilisation européenne, le christianisme,…) – et ne présentait guère d’éléments susceptibles d’enflammer vraiment l’imagination du compositeur.
On aurait tort, pourtant, de ne pas prêter une oreille attentive à cet opus verdien mésestimé… On y entendra en effet, au-delà d’une écriture tributaire de conventions et de formules toutes faites, maintes pages séduisantes (le beau solo de clarinette dans l’ouverture, la cavatine de Zamoro au prologue, le duo Zamoro/Alzira au premier acte), et d’autres très convaincantes sur le plan dramatique. Les deux finales sont notamment extrêmement bien construits. Celui du premier acte commence ainsi par le chant plein de flamme et de fierté de Zamoro (« Teco sperai combattere »), suivi de la superbe supplique du vieil Alvaro (« Nella polva, genuflesso.. »), à laquelle se joint bientôt la plainte poignante d’Alzira (« Ah ! Il contento fu per noi… »), sobrement portée par le pizzicato des cordes et le chant de la flûte. Le chœur intervient enfin à son tour, parachevant ainsi l’un de ces ensembles à l’ampleur croissante dont Verdi a le secret. Certains personnages sont par ailleurs habilement dessinés et caractérisés. Ainsi Gusman, en dépit de certaines affinités avec le Luna du Trovatore, n’est-il pas uniformément noir : son air du I laisse transparaître sinon une certaine tendresse, du moins une forme d’humanité qui pourra en partie expliquer son revirement final. Quant à Zamoro, il bénéficie d’une scène vraiment émouvante (scène 2 du second acte) lorsque, emprisonné, il est partagé entre le désespoir, l’envie de fuir, mais aussi la colère au moment où il apprend que les noces d’Alzira et Gusman sont imminentes. L’arrivée du héros, avec l’accompagnement tendre et plaintif de la clarinette, est particulièrement émouvante, de même que l’aria qui la suit, avec la superbe envolée lyrique « Ahi, che debil rende amor… », à laquelle succède une cabalette enflammée (on ne reprochera à celle-ci qu’une introduction dont le caractère facile peut confiner à une certaine vulgarité lorsque les chefs ne jouent pas la carte de la sobriété…).
Enfin, certaines pages sont déjà annonciatrices d’œuvres à venir : l’introduction de la scène 2 de l’acte I fait entendre des touches impressionnistes rappelant celles de l’introduction de l’air d’Amelia dans Simon Boccanegra, et la ligne de chant ornée d’Alzira dans son air du I préfigure celle de la cavatine de l’héroïne éponyme de Luisa Miller. Surtout, le grand duo entre Gusman et Alzira constitue presque une ébauche de celui entre Luna et Leonora au dernier acte du Trovatore, ne serait-ce que dans sa structure : l’intervention subite d’Alzira (« Ah ! no … clemenza ») semble annoncer le « A te davante ! » de Leonora. S’ensuivent une supplique de l’héroïne tentant de sauver la vie de celui qu’elle aime (superbe « Il pianto… l’angoscia… », avec son accompagnement de cordes évoquant l’émotion et suggérant les pleurs du personnage), la décision de faire vivre le prisonnier ( le « Ei viva ! » préfigure directement le « Colui vivrà ! » de Luna), suivie d’une section rapide dans laquelle les personnages laissent éclater leur joie (« Colma di gioia ho l’anima ! »).
Signalons enfin le dernières pages de l’opéra, qui offrent au baryton une scène éminemment émouvante : l’œuvre se referme sur un ensemble qui, s’il n’atteint au sublime des finales empreints de recueillement de Simon Boccanegra ou de La Forza del destino, n’en demeure pas moins original et fort touchant. Le chant legato de Gusman, une longue et émouvante plainte chantée sur le souffle et portée par l’accompagnement lancinant des cordes, atteint à une émotion dont est absolument dépourvu le Comte de Luna, mais qui annonce clairement celle de la mort de Boccanegra, voire celle de Posa – ou encore le « Miei signori » de Rigoletto, notamment lorsque le violoncelle se fait entendre sur les ultimes paroles du Gouverneur…
Autant de raisons qui devraient pousser le mélomane curieux à découvrir cette œuvre rare, imparfaite et d’une écriture souvent conventionnelle, mais où pointe déjà, à plus d’une reprise, ce qui fera le génie du grand Verdi.
NOTRE SÉLECTION POUR VOIR ET ÉCOUTER L’ŒUVRE
Elisabeth Schwarzkopf, Rupert Glawitsch, Manfred Hübner. Großorchester des Reichsenders Berlin ; Chorus des Reichsenders Berlin – Deutshe Singgemeinschaft, dir. Heinrich Steiner. 2 CD Historische Tondokumente (chanté en allemand, enregistré en 1938).
Virginia Zeani, Gianfranco Cecchele, Cornell McNeil. Chœurs et orchestre du Théâtre de l’Opéra de Rome, dir. Franco Capuana. 2 CD Gala (enregistré en 1967).
Ileana Cotrubas, Francisco Araiza, Renato Bruson. Münchner Rundfunkorchester, Chor des Bayerischen Rundfunks, dir. Lamberto Gardelli (2CD Orfeo, enregistré en 1983).
Marina Mescheriakova, Ramón Vargas, Paolo Gavanelli. Orchestre de la Suisse Romande, chœurs du Grand Théâtre de Genève, dir. Fabio Luisi. 2 CD Philips (enregistré en 1999).
Streaming
Kuhn / Saito, von Bothmer, Gazheli (Dobbiaco, 2012)
Diaz, Gamarra / Livieri, Dompablo, Tello (Lima, 2018)
DVD et Blu-Ray
Benini, Damiani / Fukushima, Frusoni, Pasquetto. Orchestre du Conservatoire Arrigo Boito, chœurs du Teatro Regio di Parma della Cooperativa « Artisti del Coro ». 1 DVD Hardy Classic Video (enregistré à Parme en 1991).
Kuhn / Saito, von Bothmer, Gazheli. 1 DVD Unitel Classica (enregistré à Dobbiaco, 2012)