Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après la pièce homonyme de Shakespeare, créé le 27 avril 1867 à Paris (Théâtre-Lyrique du Châtelet).
LES AUTEURS
Le compositeur
Charles Gounod (1818-1893)
Né à Paris, Gounod entre au Conservatoire où il est élève de Halévy, Paër et Lesueur. Très attiré par la religion, il pense un instant entrer dans les ordres – et ses premières compositions sont d’ailleurs d’inspiration religieuse (Requiem en ré mineur : 1842, Messe à 3 voix en ut mineur : 1853), comme le seront ses dernières : Rédemption (1882), Mors et Vitae (1885), Requiem (1893). Mais l’appel du théâtre est le plus fort, et il compose dès les
années 50 plusieurs œuvres lyriques (Sapho : 1851, La Nonne sanglante : 1854, Le Médecin malgré lui : 1858), avant de connaître la gloire avec Faust en 1859 ou Roméo et Juliette en 1867. La Reine de Saba, en revanche, créée en 1862, est un échec – comme le sera Mireille en 1864.
Contemporain de Wagner, Gounod a su résister à son influence et proposer un langage musical personnel, dont le lyrisme, l’inspiration mélodique et le soin accordé à l’orchestre sont les premières caractéristiques.
Les librettistes
Jules Barbier (1825-1901)
Auteur de poésies (recueillies en 1884 dans un ouvrage intitulé La Gerbe), de pièces de théâtre (Les Contes d’Hoffmann, co-écrit avec Michel Carré, 1851 ; Jeanne d’Arc, 1873), Jules Barbier est surtout connu pour sa collaboration fructueuse avec Michel Carré en tant que librettistes pour Gounod : Faust (1859), La Reine de Saba (1862), Roméo et Juliette (1867) ; Massé : Les Noces de Jeannette (1853) ; Meyerbeer : Le Pardon de Ploërmel (1859) ; ou Thomas : Mignon (1866), Hamlet 1868.
Mais il travailla également pour d’autres musiciens (Otto Nicolai, Benedetto Secchi, Angelo Villanis, Achille Peri, Gaspar Villate,…), fut aussi poète et romancier, et surtout composa lui-même quatre opéras.
Il meurt à Milan le 21 avril 1878.
Michel Carré (1822-1872)
Michel Carré est l’auteur de pièces de théâtre et de livrets d’opéras qu’il écrivit presque toujours en collaboration : avec Léon Battu (Le Mariage aux lanternes pour Offenbach en 1857), Charles Nuitter (La Rose de Saint-Flour pour Offenbach, en 1856), Eugène Cormon (Les Pêcheurs de perles pour Bizet, en 1863), et surtout Jules Barbier. Seul, il écrit le livret de Mireille pour Gounod (1864).
L'ŒUVRE
La création
Caroline-Marie Miolan Carvalho dans le costme de Juliette - © BnF / Gallica
En 1864, la création de Mireille est un échec : l’œuvre ne tient l’affiche qu’une dizaine de représentations… Trois ans plus tard, le 27 avril 1867, Gounod prend sa revanche avec Roméo et Juliette, créé au Théâtre Lyrique du Châtelet avec Pierre-Jules Michot en Roméo et Caroline-Marie Miolan Carvalho (l’épouse de la basse – et directeur du Théâtre Lyrique – Léon Carvalho) en Juliette. Ce sera sans doute l’un des plus grands succès jamais connus par le musicien. Trois mois après Paris, Londres crée l’œuvre à Covent Garden, première étape d’une fructueuse carrière internationale qui la conduira de Milan à Berlin via Saint-Pétersbourg, Dresde, Bucarest, Stockholm, Bruxelles, Vienne, Moscou, Mexico, Riga ou Honolulu ! En 1873, l’opéra gagne la scène de l’Opéra-Comique, et celle de l’Opéra sera conquise en 1888.
Le livret
À quelques simplifications près (et si l’on excepte la création du personnage du page Stéphano), le livret de Barbier et Carré suit, dans ses grandes lignes, l’intrigue de la tragédie de Shakespeare.
ACTE I
Un bal chez les Capulet.
Plusieurs Montaigu, ennemis mortels des Capulet, se sont secrètement invités à la fête. Parmi eux se trouvent Roméo et son fidèle ami Mercutio.
La jeune Juliette Capulet, que son père aimerait voir épouser le Comte Pâris, chante sa volonté de rester libre et de tenir l’amour – et le mariage ! – à distance « longtemps encore ».
Valse de Juliette par Julie Fuchs (2018)
Pourtant, lorsque Roméo se présente à elle, c’est un coup de foudre réciproque.
Roméo, prenant la main de Juliette. – Si j’ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins rougissants, d’effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.
Juliette. – Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n’a fait preuve en ceci que d’une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est un pieux baiser
Roméo. – Les saintes n’ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?
Juliette. – Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
Roméo. – Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en désespoir.
Juliette. – Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.
Roméo. – Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l’effet de ma prière. (Il l’embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des miennes.
Juliette. – Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu’elles ont pris des vôtres.
Roméo. – Vous avez pris le péché de mes lèvres ? Ô reproche charmant ! Alors rendez-moi mon péché. (Il l’embrasse encore.)
Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte I scène5, traduction François-Victor Hugo
Tybalt, neveu de Capulet, reconnaît Roméo. Il meurt d’envie de l’affronter mais y renonce finalement ne voulant pas troubler la fête. « Patience, / De cette mortelle offense, / Roméo, j’en fais serment / Subira le châtiment ! »
Juliette quant à elle, lorsqu’elle apprend l’identité du jeune homme qu’elle a rencontré, déclare préférer mourir plutôt que de renoncer à son amour : « Ah ! Je l’ai vu trop tôt sans le connaître ! / La haine est le berceau de cet amour fatal ! / C’en est fait, si je ne puis être / À lui, que le cercueil soit mon lit nuptial… »
Julius Kronberg, Roméo et Juliette, La scène du balcon (1886)
ACTE II
À la nuit tombée, Roméo chante son amour sous la fenêtre de Juliette : « Ah ! Lève-toi, soleil ! »… La jeune fille paraît : s’ensuit un duo d’amour enflammé, à l’issue duquel les amants ne parviennent à se séparer qu’à grand-peine.
Roméo. – Il se rit des plaies, celui qui n’a jamais reçu de blessures ! (Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.) Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l’Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu’elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la !… Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !… Que dit-elle ? Rien… Elle se tait… Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre… Ce n’est pas à moi qu’elle s’adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu’à ce qu’elles reviennent. Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n’est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !
Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte I scène5, traduction François-Victor Hugo
Benjamin Bernheim, "Ah! Lève-toi soleil" (2019)
ACTE III
La cellule de Frère Laurent.
Roméo et Juliette se marient secrètement, avec la complicité du prêtre qui espère que cet hymen contribuera à ramener la paix entre les deux familles.
Une place de Vérone, devant la maison des Capulet.
La page Stéphano cherche son maître Roméo. Il attire l’attention des Capulet, qui provoquent Stéphano. Cette petite querelle prend vite des proportions aussi inattendues que dramatiques : alors que Mercutio et Tybalt croisent le fer, l’ami de Roméo est mortellement blessé. Roméo, qui avait tenté de calmer les assaillants, est submergé par la douleur d’avoir perdu son ami Mercutio : il blesse à son tour mortellement Tybalt. Le Duc de Vérone condamne Roméo à l’exil.
Décor de la création (acte III, scène 2, Edouard Riou) © Gallica / BnF
ACTE IV
La chambre de Juliette.
Roméo est venu dire un dernier adieu à sa bien-aimée. Seul le chant de l’alouette, qui annonce le retour de l’aube, parvient à convaincre les amants de se séparer.
"Nuit d'hyménée" (Roberto Alagna, Leontina Vaduva)
Juliette est d’autant plus désespérée que son père exige qu’elle épouse sur le champ le Comte Pâris. Le frère Laurent fournit alors un puissant narcotique à la jeune fille : on la croira morte, Roméo la rejoindra dans le caveau familial, et tous deux pourront alors s’enfuir loin de Vérone. Elle hésite… puis se décide à boire le breuvage : « Ô Roméo, je bois à toi ! »
L'air du poison par Adriana Gonzalez à l'Opéra de Houston en 2022
Alors que les noces se préparent, Juliette tombe comme morte dans les bras de son père.
ACTE V
Juliette a été conduite dans le caveau des Capulet. Hélas, le message que frère Laurent destinait à Roméo, dans lequel le moine expliquait que Juliette n’était qu’endormie et l’attendait afin que tous deux puissent s’enfuir, ne parvient pas au jeune homme.
Roméo se précipite auprès de sa bien-aimée. Désespéré, il s’empoisonne. Lorsque Juliette rouvre les yeux, c’est pour voir son époux expirer. Elle saisit le poignard de Roméo et se perce le cœur. « Ô joie infinie et suprême de mourir avec toi… », chante-t-elle avant de s’effondrer sur le corps du jeune homme.
Joseph Wright of Derby, Roméo et Juliette - La scène du tombeau (1790)
La partition
Le point faible du Roméo et Juliette de Gounod, Barbier et Carré (ou du moins la difficulté qui se pose lors des représentations de l’œuvre) réside peut-être dans la succession de tableaux, dont certains sont parfois très courts, à partir du 4e acte : la chambre de Juliette (duo d’amour) ; une galerie du palais (le cortège nuptial) ; la cellule de frère Laurent (dialogue entre frère Jean et frère Laurent) ; puis le caveau des Capulet (scène finale). Lorsque le metteur en scène et son scénographe trouvent une astuce pour ne pas multiplier les baissers de rideau et rompre ainsi la marche du drame, l’opéra de Gounod déploie une progression implacable – et offre par ailleurs une homogénéité d’inspiration que même Faust pourrait lui envier.
Certains airs comptent parmi les plus beaux jamais écrits par Gounod. Si la fantaisie de la Reine Mab n’a ni la légèreté, ni l’imprévisibilité de sa sœur berliozienne,
les interventions de frère Laurent sont empreintes de noblesse (étonnant « Buvez donc ce breuvage », avec la répétition d’une seule et même note sur huit mesures), et l’air de Roméo, « Ah ! Lève toi, soleil ! » est l’un des plus célèbres de tout le répertoire français. Juliette se voit quant à elle offrir deux airs : une valse quelque peu conventionnelle, composée à la demande de la créatrice, mais permettant de souligner le caractère frais et léger du personnage à l’orée de la tragédie, et d’offrir un contraste saisissant avec l’air « du poison » au quatrième acte. Cette page redoutable était systématiquement coupée depuis l’entrée de Roméo au répertoire de l’Opéra en 1888. Barbara Hendricks, lors de belles représentations proposées par le Palais Garnier en 1982 (avec Neil Shicoff, direction Alain Lombard, mise en scène Georges Lavaudant), l’a rétablie (certains soirs seulement, semble-t-il). Depuis, elle s’est imposée comme un moment majeur de l’opéra, et c’est sa suppression qui devient l’exception, attire l’attention – et génère une déception (comme à Orange en 2002 lors des représentations chantées par Roberto Alagna et Angela Gheorghiu).
Mais plus encore que les airs, ce sont les duos d’amour (on en compte pas moins de quatre) qui sont admirables, de lyrisme, de sincérité et d’émotion ; le soin apporté à l’orchestre (majestueux et impressionnant prologue, qui plonge immédiatement le spectateur au cœur du drame ; couleurs nocturnes et diaphanes apportées aux duos, évoquant tout aussi bien la tendresse de l’amour adolescent que la douceur des nuits italiennes) ; ou encore la construction dramatique de certaines scènes : la progression implacable du second tableau du troisième acte, commençant de façon badine et s’achevant par un double meurtre et le bannissement de Roméo, est un modèle du genre.
Notre sélection pour voir et écouter l'œuvre
CD
J. Björling, B. Sayao / Orchestre et chœurs du Metropolitan Opera de New York, dir. E. Cooper (1947). 2 CD Sony
R. Jobin, J. Micheau / Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris, dir. A. Erede (1953). 2 CD Decca
F. Corelli, M. Freni / Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris, dir. A. Lombard (1968). 2 CD EMI
Vanzo, Esposito / Orchestre et chœurs de l’Opéra de Nice, dir. A. de Almeida (1976). 2 CD Opera d’Oro
A. Kraus, C. Malfitano / Orchestre et chœurs du Capitole de Toulouse, dir. M. Plasson (1983). 3 CD EMI
Domingo, Swenson / Münchner Rundfunkorchester, Chor des Bayerischen Rundfunks, dir. L. Slatkin (1996). 2 CD RCA
Alagna, Gheorghiu / Orchestre et chœurs du Capitole de Toulouse, dir. M. Plasson (1998). 3 CD EMI
Streaming
Amsterdam, 2010. Jordi, Petra, dir. Marc Minkowski, mise en scène Olivier Py
Houston, 2022. Spyres, Gonzalez, dir. P. Summers.
DVD et Blu-rays
Mackerras, Joël / Alagna, Vaduva. Covent Garden, 1994. 2 DVD Pioneer.
Guadagno, Willis Sweet / Alagna, Gheorghiu. Téléfilm, 2002. 1 DVD Arthaus. Version (très) abrégée.
Nézet-Séguin, Sher / Villazon, Machaidze. Salzbourg, 2008. 1 DVD Deutsche Grammophon.
2 commentaires
C’est une partition très irrégulière, avec des pures merveilles (duo de la chambre, duo final…) et d’étranges platitudes avec recours aux « trucs » de l’époque (air dit du poison, scène du mariage)…. Je trouve, au contraire, que FAUST est bien plus régulier, on n’y rencontre pas de ces sections musicalement banales et inintéressantes dont ROMEO est bien pourvu.
Je ne sais pas si « l’air du poison » est un « truc » propre aux compositeurs français du 19ème (je cherche, je cherche… Mireille ? Les Contes d’Hoffmann ? Carmen ? Hamlet ? Mignon ? Les Pêcheurs de perles ? Le Prophète ? La Juive ? Je ne vois pas, mais je ne connais pas tout le répertoire, loin de là…). En tout cas, personne ne dira que ce deuxième air de Juliette n’est pas l’un des plus beaux et des plus puissants écrits par Gounod !