GRISÉLIDIS, Massenet (1901) – dossier
Conte lyrique de Jules Massenet sur un livret d’Armand Silvestre et Eugène Morand, en un prologue et 3 actes. Créé au Théâtre de l’Opéra-Comique le 20 novembre 1901
LES AUTEURS
Le compositeur :
Jules MASSENET (1842-1912)
Jules Massenet par Eugène Pirou (1895) © BnF/Gallica
Jules Massenet naît à Montaud (près de Saint-Étienne) en 1842. S’orientant d’abord vers le genre symphonique (Scènes hongroises, 1871; Scènes pittoresques, 1873), il trouve bientôt sa vraie vocation dans le genre dramatique où il rencontre de très nombreux succès (il composa plus d’une quarantaine d’opéras ou opéras-comiques, dont 3, Panurge, Cléopâtre, Amadis, furent créés à titre posthume) : Don César de Bazan (1872), Le Roi de Lahore (1877), Hérodiade (1881), Manon (1884), Le Cid (1885), Esclarmonde (1889), Werther (1892), Thaïs (1894), La Navarraise (1884), Sapho (1897), Cendrillon (1899), Grisélidis (1901), Le Jongleur de Notre-Dame (1902), Chérubin (1905), Don Quichotte (1910), Cléopâtre (création posthume en 1914).
On doit aussi à Massenet de la musique instrumentale, des oratorios, un Requiem, des ballets, des musiques de scène,…
En 1878, il est nommé professeur de composition au Conservatoire national de musique et de déclamation. Il aura entre autres élèves Alfred Bruneau, Gustave Charpentier, Ernest Chausson, Georges Enesco, Reynaldo Hahn, Albéric Magnard ou encore Gabriel Pierné. Il entre à l’âge de trente-six ans à l’Académie des beaux-arts.
Jules Massenet meurt à Paris le 13 août 1912.
Les librettistes
Armand SILVESTRE (1837-1901)
Auteur très prolifique, Armand Silvestre s’illustra dans les genres les plus divers : poésie (Rimes neuves et vieilles, 1866 ; La Chanson des heures, 1878 ; Le Chemin des étoiles, 1882-1885), nouvelles, contes et romans (Les Mémoires d’un galopin, 1882 ; Histoires belles et honnestes, 1883 ; Histoires joyeuses, 1888 ; Contes irrévérencieux, 1896), journalisme et critique littéraire (à l’Opinion nationale, au Journal officiel, L’Estafette et la Grande Revue de Paris et de Saint-Petersbourg).
Mais il est aussi dramaturge, avec nombre de pièces de théâtre et de livrets d’opéras : Monsieur ?, 1879 ; La Tesi, 1887 ; Grisélidis, 1891 ; Dimitri, musique de Joncières, 1876 ; Galante aventure, musique de Guiraud, 1882 ; Henry VIII, musique de Saint-Saëns, 1883 ; Pedro de Zalamea, musique de Godard, 1884 ; Jocelyn, musique de Godard, 1888 ; Grisélidis, musique de Massenet, 1901.
Atelier Nadar (© BnF/Gallica)
Eugène MORAND (1853-1930)
Avant d’être homme de lettres, Eugène Morand est un peintre, admirateur des préraphaélites. Mais, même s’il conservera plusieurs fonctions liées aux Beaux-Arts (conservateur du Dépôt des marbres, directeur de l’École des arts décoratifs), le théâtre l’attire très vite : il signe de nombreuses pièces, parfois écrites en collaboration avec un collègue, et devient vite l’un des dramaturges les plus en vue de la fin du XIXe siècle. Certaines de ses pièces (Raymonde, Grisélidis) ont été jouées à la Comédie Française.
Il fut lié à Sarah Bernardt (à qui il offrit sa traduction d’Hamlet), Émile Zola, Stéphane Mallarmé, Oscar Wilde, José-Maria de Heredia ou Jean Giraudoux
Il collabora à plusieurs reprises avec des musiciens, notamment Gounod pour Les Drames sacrés (1893), Pierné pour Izeÿl (1894), Lara pour Messaline (1899), Massenet pour Grisélidis (1901).
LA CRÉATION
Grisélidis est créée à l’Opéra-Comique de Paris le 20 novembre 1901, sous la direction musicale d’André Messager. La distribution comportait Lucienne Bréval (Grisélidis), Hector Dufranne (Marquis de Saluces), Lucien Fugère (le Diable), Jeanne Tiphaine (Fiamina). Si le mystère en trois actes d’Armand Silvestre et Eugène Morand, créé à la Comédie Française, fut assez mal accueilli par la critique, le succès public du « conte lyrique » de Massenet fut remarquable lors de la création, générant plus de 60 représentations » jusqu’en 1906, dans les décors de Lucien Jusseaume et la mise en scène soignée d’Albert Carré, directeur de l’Opéra-Comique.
Pourtant, Grisélidis disparut rapidement des affiches et n’a, depuis, jamais réussi à s’imposer de nouveau durablement dans les programmations des salles d’opéra. Il faut attendre les années 80-90 pour l’œuvre soit exhumée : au festival de Wexford (1982) et lors de la Biennale Massenet de Saint-Etienne (1992). Ces deux derniers évènements donnent lieu à des enregistrements (le second étant dirigé par P. Fournillier ) : voir ci-dessous notre discographie.
Lucienne Bréval dans le costume de Grisélidis en 1901
Lucien Fugère dans le rôle du Diable de Grisélidis (Le Théâtre, 1901) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
LE LIVRET
Les sources
Le livret, signé Armand Silvestre et Eugène Morand, est tiré par les auteurs du « mystère » en trois actes qu’ils avaient proposé à La Comédie-Française en 1891 (une pièce mieux accueillie par le public que par la critique). Ce mystère provient quant à lui d’une légende médiévale de la fin du XIIe siècle, évoquant l’infaillible fidélité de la vertueuse Griselda/Grissil/Grisélidis, résistant aux diverses tentations auxquelles on la soumet – une légende de nombreuses fois sollicitée par les auteurs les plus divers, de Boccace (le Décameron) à Pétrarque (Griseldis), Chaucer (les Canterbury Tales) ou encore Perrault ( Les Contes de ma mère l’Oye).
Voici la scène de la pièce qui inspirera l’air d’Alain dans l’opéra de Massenet (Acte I, scène 2) « Voir Grisélidis… » :
Silvestre et Morand, Grisélidis, ACTE I, scène 4
L’intrigue
Grisélidis fait suite au succès de la féérie Cendrillon sur la scène de l’Opéra-Comique (1899) et précède la création du Jongleur de Notre-Dame. Ce récit sur la fidélité conjugale d’une châtelaine, entré dans l’imaginaire collectif depuis les Contes de Perrault se hissait sur la scène lyrique baroque avec plusieurs Griselda. Autour de 1900, lorsque le théâtre symboliste privilégie les réalités invisibles d’un Moyen âge éthéré avec Maeterlinck, le conte lyrique de Massenet exploite, lui, les codes de l’amour courtois et de la chrétienté à l’époque des croisades. Les codes plutôt que les symboles : une manière de se frayer une voie entre la couleur médiévale déjà prisée à l’opéra (La Dame blanche) et le nouveau courant symboliste.
Lorsque le marquis de Saluces (baryton) doit quitter son château provençal pour la croisade en Terre sainte, sa jeune épouse Grisélidis (soprano) et leur enfant Loys vont être éprouvés par le Diable (baryton) qui surgit du triptyque de l’oratoire. Au fil des subterfuges ourdis par le Malin et sa diablesse Fiamina (soprano), la vertueuse Grisélidis résiste, bien que son amour de jeunesse (le berger Alain, ténor)) la fasse vaciller. Quelques sonneries d’angelus et Ave Maria plus loin, le miracle de Sainte Agnès ramène à point l’enfant volé par le Diable. Si l’Esprit saint (chœur avec orgue) et la fidélité conjugale triomphent, c’est cependant le Malin qui conserve le dernier mot, dissimulé en passe-muraille. Voilà un clin d’œil subversif qui contrebalance la morale saint-sulpicienne à la poésie souvent désuète.
Aujourd’hui, l’intérêt de l’œuvre réside dans la dramaturgie pleine de relief que Massenet construit, exploitant tour à tour les registres lyrique, burlesque et religieux qu’il a expérimentés dans ses opus antérieurs. A l’instar d’un livre d’enluminures – les décors de Jusseaume en 1901 – ou de sculptures gothiques, les quatre tableaux déroulent une poésie envoutante. D’autant que leurs lumières magnifient le cadre provençal et son livre d’Heures.
LA PARTITION
© BnF/Gallica
Par soir clair, le Prologue dans la forêt – analogue à l’introduction de Pelléas et Mélisande – installe l’univers provenço-médiéval avec ses hérauts autour de la gente dame. L’acte du pari entre le Diable et le marquis Croisé manie les contrastes de style autour du thème dramatique : la fidélité de l’épouse. L’aspect grimaçant du Diable, néanmoins « très bon enfant », s’oppose au noble lyrisme des époux (duo du serment de fidélité). Faire la part belle au couple diabolique et à ses stratagèmes, c’est tout le sel qu’offre ensuite le 2e acte et sa première scène surnaturelle sous les incantations du Malin. Il contient néanmoins l’air le plus pénétrant de Grisélidis (« La mer, et sur les flots toujours bleus ») et le duo d’amour le plus enflammé, celui du berger Alain et de l’héroïne, au soleil couchant. Tous les registres se précipitent dans le dernier acte, quitte à résonner en simultanéité. Ainsi du chant sardonique du Malin, en contrepoint du pathétique duo des châtelains en recherche de leur enfant. Les registres de la magie et du religieux se succèdent enfin lorsque le cataclysme orchestral – éclairs et tonnerre – prélude au miracle de Sainte Agnès. En outre, la dramaturgie tire parti d’une déclamation vocale pimentée de brefs mélodrames (du parler sur une trame orchestrale) ou de bribes parlées. Un véritable conte de la Belle Epoque !
Comme le dévoile la partition d’orchestre manuscrite (ci-dessus), la composition de l’orchestre est très fournie, car le compositeur invite le spectateur à feuilleter le livre d’images d’ enluminures médiévales. L’éclectisme de la partition (fruit d’une gestation de 8 années) est à contextualiser : constitutif des arts de la Belle Epoque. Le compositeur soigne tant les ambiances intimistes (le solo de cor qui introduit la profondeur forestière du Prologue) que les climax orchestraux surlignant les épreuves subies par Grisélidis (l’enlèvement de son fils Loys, final du 2e acte). Et son écriture est d’une totale flexibilité stylistique : tantôt médiévo-renaissante pour le duo burlesque du couple diabolique et l’Entr’acte-Idylle, tantôt féérique lors des apparitions surnaturelles suscitées par le Diable, sans omettre le romantisme assumé du duo amoureux d’Alain et Grisélidis.
NOTRE SÉLECTION POUR VOIR ET ÉCOUTER L’ŒUVRE
CD
Geneviève Moizan, Claude Genty, Michel Roux, Jean Mollien. Orchestre dirigé par Jean-Claude Hartemann (1959). 2 CD Malibran (version comportant des coupures ; avec La Navarraise)
Rosemary Landry, Sergeï Leiferkus, Günther von Kannen. Festival de Wexford, dir. Robin Stapleton, 1 CD Gala (1987)
Michèle Command, Didier Henry, Jean-Philippe Courtis, Jean-Luc Viala. Chœur de Lyon, Orchestre symphonique Franz Liszt, Budapest, dir. Patrick Fournillier. 2 CD Koch Schwann (1993)