TANCREDI, Rossini (1813) – dossier

Melodramma eroico  en deux actes de Gioacchino Rossini, créé le 6 février 1813 à la Fenice de Venise

 

LES AUTEURS

Le compositeur

Gioacchino Rossini (Pesaro, 1792 – Paris, 1868)

Rossini reçoit sa formation musicale à Bologne. Après quelques succès dans le genre bouffe (La scala di seta, 1812; La pietra del paragone, 1812 ; Il Signor Bruschino, 1813), il rencontre un véritable triomphe avec Tancrède, représenté à Venise en février 1813.  Cet opera seria ainsi que le dramma buffo Le barbier de Séville, pourtant accueilli plus que froidement à sa création (Rome, 1816) feront de lui le compositeur italien le plus célèbre de son temps. 

Il continuera, au cours de sa carrière, de faire alterner des œuvres bouffes ou semiserie (L’Italienne à Alger, 1813 ; Le Turc en Italie, 1814 ; La gazza ladra, 1817 ; La Cenerentola, 1817) avec (surtout) des ouvrages sérieux (Otello, 1816 ; Mosè in Egitto, 1818 ; Ermione, 1819 ; La donna del lago, 1819 ; Semiramide, 1823). Il voyage à Vienne (où il rencontre Beethoven), à Londres puis à Paris où il est nommé directeur du Théâtre-Italien, compositeur du roi – il compose Le Voyage à Reims (1825) à l’occasion du sacre de Charles X – et inspecteur général du chant en France. Il compose plusieurs opéras pour la France (ou adapte d’anciens ouvrages italiens sur des livrets français) : Le Siège de Corinthe (1826) ;  Moïse et Pharaon (1827) ; Le Comte Ory (1828);  Guillaume Tell (1829). Après la Révolution de 1830, Rossini se détourne de l’opéra et ne composera plus que de la musique sacrée (le Stabat mater, dont la première version est créée en 1831 ; la Petite messe solennelle, 1863), des mélodies et quelques pages instrumentales. Il meurt à Paris. Inhumé au Père Lachaise, son corps sera rapatrié en Italie quelques années plus tard et repose désormais à Florence (basilique Santa Croce).

Le librettiste

Gaetano Rossi (1774-1855)

Gaetano Rossi (18 mai 1774 – 25 janvier 1855) est l’un des librettistes italiens les plus célèbres et les plus prolifiques du XIXsiècle. Il rédigea plus de cent livrets pour les plus grands compositeurs de l’époque, parmi lesquels Rossini, Donizetti ou Meyerbeer. Il dirigea également le Teatro Filarmonico de Vérone pendant six ans (1841-1847). Il puisa son inspiration dans des œuvres littéraires italiennes, mais aussi, plus largement, européennes. Ses livrets les plus célèbres sont ceux de La cambiale di matrimonio (Rossini, 1810), Tancredi (Rossini, 1813)

Semiramide (Rossini, 1823)Il crociato in Egitto (Meyerbeer, 1824), Il giuramento (Mercadante, 1837), Il bravo (Mercadante, 1839), Maria Padilla (Donizetti, 1841), Linda di Chamounix (Donizetti, 1842).

L’ŒUVRE

La création

L’opéra de Rossini fut créé le 6 février 1813 à la Fenice, mais il fallut attendre la 3e représentation (celle du 11) pour qu’il fut donné dans son intégralité, les deux premières représentations ayant été interrompues en raison de l’indisposition d’Adelaide Malanotte-Montresor (Tancredi) et Elisabetta Manfredini-Guarmani (Adelaide). Le succès fut éclatant,

La Fenice en 1837

et l’œuvre fut bientôt reprise dans les principaux théâtres d’Italie et d’Europe. À Ferrare, la partition et le livret furent modifiés afin de renouer avec le finale tragique voulu par Voltaire. Dès 1825, l’œuvre était jouée à New York. Tancredi enthousiasma Stendhal, mais aussi Schumann qui assista à une représentation de l’opéra à la Scala : si le musicien italien manifesta par la suite un mépris affiché pour la musique italienne (au point de vouloir remplacer le vocabulaire musical technique italien par un équivalent allemand), cette représentation lui procura un choc tel qu’elle décida en grande partie de sa vocation de musicien.

Après une brillante carrière au XIXe siècle, Tancredi disparut peu à peu de l’affiche et rares furent les théâtres à afficher l’œuvre au XXe siècle ou en ce début de XXIe siècle – le répertoire rossinien semblant toujours, malgré la Rossini renaissance des années 50, devoir se cantonner à trois ou quatre titres bouffes… En témoigne également la pauvreté de la disco- / vidéographie (voir ci-dessous notre rubrique « Pour voir et écouter l’œuvre »). Signalons malgré tout la brillante production du festival d’Aix-en-Provence en 1981 (avec Marilyn Horne et Katia Ricciarelli), ou encore le concert donné à Poissy par Alberto Zedda (avec Ewa Podles et Sumi Jo), qui donna lieu à un enregistrement discographique.

Le livret

La source

Gaetano Rossi suit d’assez près la tragédie en 5 actes de Voltaire, représentée pour la première fois à Paris au théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain le 3 septembre 1760, si ce n’est que le dénouement en est heureux, Rossi et Rossini cédant à la mode du lieto fine alors très prisé par le public.

Résumé de l’intrigue

À Syracuse,  au début du XIe siècle.

ACTE I
Syracuse est menacée par les troupes conduites par Solamir, roi des Sarrasins. Pour les contrer, Argirio (ténor) a décidé de s’allier à Orbazzano (basse), une alliance que doit confirmer le mariage de celui-ci avec sa fille Amenaide (soprano). Mais Amenaide est secrètement amoureuse d’un chevalier exilé, Tancredi (alto). La jeune fille lui a d’ailleurs déjà envoyé un message, l’appelant à venir délivrer sa patrie et gagner ainsi sa main.  Le jeune homme, ému, redécouvre les rivages d’une terre dont il a été banni il y a plusieurs années…

TANCRÈDE.
À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
Qu’avec ravissement je revois ce séjour !
Cher et brave Aldamon, digne ami de mon père,
C’est toi dont l’heureux zèle a servi mon retour.
Que Tancrède est heureux ! Que ce jour m’est prospère !
[…]
Voilà donc ces remparts que je voulais défendre,
Ces murs toujours sacrés pour le cœur le plus tendre,
Ces murs qui m’ont vu naître, et dont je suis banni !
Apprends-moi dans quels lieux respire Aménaïde.

ALDAMON.
Dans ce palais antique où son père réside ;
Cette place y conduit : plus loin vous contemplez
Ce tribunal auguste, où l’on voit assemblés
Ces vaillants chevaliers, ce sénat intrépide,
Qui font les lois du peuple et combattent pour lui,
Et qui vaincraient toujours le musulman perfide,
S’ils ne s’étaient privés de leur plus grand appui.
Voilà leurs boucliers, leurs lances, leurs devises,
Dont la pompe guerrière annonce aux nations
La splendeur de leurs faits, leurs nobles entreprises.
Votre nom seul ici manquait à ces grands noms.

TANCRÈDE.
Que ce nom soit caché, puisqu’on le persécute ;
Peut-être en d’autres lieux il est célèbre assez.
À ses écuyers.
Vous, qu’on suspende ici mes chiffres effacés ;
Aux fureurs des partis qu’ils ne soient plus en butte ;
Que mes armes sans faste, emblème des douleurs,
Telles que je les porte au milieu des batailles,
Ce simple bouclier, ce casque sans couleurs,
Soient attachés sans pompe à ces tristes murailles.

Voltaire, Tancrède, ACTE III, scène 1

https://www.youtube.com/watch?v=pXBl8mzO08Y

Marie-Nicole Lemieux :« Oh patria… Di tanti palpiti » – Tancredi, Rossini (2017)

Cependant, le message d’Amenaide n’est pas parvenu pas à Tancredi et lorsque, incognito, le chevalier arrive à Syracuse, c’est pour constater que les noces d’Orbazzano et d’Amenaide se préparent. Quant au message de sa bien-aimée, il ne l’a jamais reçu : il a été intercepté et est lu publiquement ; chacun croit alors qu’Amenaide destinait cette missive à l’ennemi Solamir. Accusée d’infidélité par Tancredi et de trahison par son père, Amenaide est jetée en prison.

ACTE II
Amenaide a été condamnée à mort. Bien qu’il soit toujours persuadé de sa culpabilité, Tancredi (que nul n’a reconnu) accepte de défendre la jeune fille dans un duel avec Orbazzano, dont il sort victorieux. Puis il part combattre les Sarrasins, espérant trouver la mort. Entretemps, Amenaide a révélé l’identité du mystérieux chevalier qui a défendu son honneur. Les Syracusains partent à la recherche de celui qui est en train de se battre pour eux.

Finale de Venise : Tancredi est retrouvé sain et sauf.  Solamir, en expirant, a innocenté Amenaide. Les noces de Tancredi et Amenaide peuvent être célébrées.

Finale de Ferrare : Les Syracusains retrouvent Tancrède, mais le chevalier est mortellement blessé. Il expire dans les bras de sa bien-aimée, dont il apprend trop tard l’innocence.

TANCRÈDE, en reprenant un peu de force, et élevant la voix.
Vous m’aimez ! ô bonheur plus grand que mes revers !
Je sens trop qu’à ce mot je regrette la vie.
J’ai mérité la mort, j’ai cru la calomnie.
Ma vie était horrible, hélas ! Et je la perds
Quand un mot de ta bouche allait la rendre heureuse !

AMÉNAÏDE.
Ce n’est donc, juste dieu ! Que dans cette heure affreuse,
Ce n’est qu’en le perdant que j’ai pu lui parler !
Ah ! Tancrède !

TANCRÈDE.
Vos pleurs devraient me consoler ;
Mais il faut vous quitter, ma mort est douloureuse !
Je sens qu’elle s’approche. Argire, écoutez-moi :
Voilà le digne objet qui me donna sa foi ;
Voilà de nos soupçons la victime innocente ;
À sa tremblante main joignez ma main sanglante ;
Que j’emporte au tombeau le nom de son époux.
Soyez mon père.

ARGIRE, prenant leurs mains.
Hélas ! Mon cher fils, puissiez-vous
Vivre encore adoré d’une épouse chérie !

TANCRÈDE.
J’ai vécu pour venger ma femme et ma patrie ;
J’expire entre leurs bras, digne de toutes deux,
De toutes deux aimé… j’ai rempli tous mes vœux…
Ma chère Aménaïde ! …

AMÉNAÏDE.
Eh bien !

TANCRÈDE.
Gardez de suivre
Ce malheureux amant… et jurez-moi de vivre…
(Il retombe.)

CATANE.
Il expire… et nos cœurs de regrets pénétrés…
Qui l’ont connu trop tard…

AMÉNAÏDE, se jetant sur le corps de Tancrède.
Il meurt et vous pleurez…
Vous cruels, vous tyrans, qui lui coûtez la vie !
(Elle se relève, et marche.)
Que l’enfer engloutisse et vous et ma patrie,
Et ce sénat barbare, et ces horribles droits
D’égorger l’innocence avec le fer des lois !
Que ne puis-je expirer dans Syracuse en poudre,
Sur vos corps tout sanglants écrasés par la foudre !
(Elle se rejette sur le corps de Tancrède.)
Tancrède ! Cher Tancrède !
(Elle se relève en fureur.)
Il meurt, et vous vivez !
Vous vivez, je le suis… je l’entends, il m’appelle…
Il se rejoint à moi dans la nuit éternelle.
Je vous laisse aux tourments qui vous sont réservés.
(Elle tombe dans les bras de Fanie.)

Voltaire, Tancrède, ACTE V, scène 6

La partition

Tancredi est un chef-d’œuvre étonnant, témoignant tout à la fois de l’incroyable facilité du musicien, mais aussi de sa grande originalité et d’une profondeur stupéfiante pour un jeune compositeur tout juste âgé d’une vingtaine d’années. A priori, l’œuvre respecte les canons esthétiques de l’époque, avec une division claire en deux actes, des « numéros » facilement repérables encadrés de recitavi secchi et faisant alterner cavatines, cabalettes, duos et ensembles et accordant une belle place à la virtuosité si goûtée du public. Certaines pages, tel le « Di tanti palpiti » « appelé « aria dei risi » parce que Rossini l’aurait composé en attendant un plat de riz qu’il avait commandé !) séduisent instantanément, et d’une manière générale, les arie présentent une rare qualité d’inspiration. 

Mais une écoute plus attentive révèle peu à peu mille autres beautés… Si les arie séduisent, les récitatifs accompagnés qui les précèdent sont souvent d’une haute teneur dramatique et poétique, pour ne rien dire des introductions orchestrales (splendide tissu orchestral évoquant l’ondoiement des eaux du fleuve pour l’arrivée de Tancredi ; poignante introduction de « l’air de la prison » d’Amenaide). La tension dramatique mis en œuvre dans le finale du premier acte est remarquable, tout comme l’est le pathétique du « No, che il morir non è » d’Amenaide, ou du « Ah ! che scordar non so » de Tancredi au second acte, étonnamment dépouillé. Tancredi et Amenaide chantent par ailleurs deux duos absolument superbes, dans lesquels la soprano et l’alto de soprano mêlent leurs voix en des arabesques d’une infinie poésie, qui préfigurent celles chantées par Semiramide et Arsace, ou Norma et Adalgisa. Enfin, la mort de Tancredi, telle que le donne à entendre le finale de Ferrare, est une page sans équivalent dans tout le répertoire rossinien, et peut-être dans tout le répertoire lyrique : long arioso dans lequel le chant du chevalier, discrètement ponctué par l’intervention des cordes, évoque la vie semblant échapper peu à peu au héros blessé, elle est d’une originalité et d’une puissance d’émotion absolument inouïes.

NOTRE SÉLECTION POUR VOIR ET ÉCOUTER L’ŒUVRE

LP et CD

Weikert / Horne, Cuberli – Venise, 1983 (Fonit Cetra)

Zedda / Podles, Jo -Collegium Instrumentale Brugense, 1995 (Naxos)

R. Abbado / Kasarova, Mei -Münchner Rundfunkorchester, 1996 (RCA)

Streaming

Weikert, Auvray / Horne, Ricciarelli (Aix-en-Provence, 1981) – sous-titres français

Arrivabeni, Gasparon / Barcellona, Cantarero – Trieste, 2003

Frizza, Pizzi / Barcellona, Takova (Florence, 2009) – sous-titres italiens

DVD et Blu-rays

Gelmetti / Di Nissa, Bayo – Schwetzingen Festival, 1992 (ArtHaus)

Arrivabeni / Barcellona, Cantarero – Trieste, 2003 (KCOU)

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