Opéra-comique en 3 actes de Jacques Offenbach, créé le à l’Opéra-Comique
L'AUTEUR
Le compositeur
Jacques Offenbach (1819-1880)
Né à Cologne en 1819, Offenbach se rend à Paris alors qu’il est adolescent, suit la classe de violoncelle du Conservatoire pendant un an, puis intègre l’orchestre de l’Opéra-Comique en tant que violoncelliste. Il obtiendra par la suite le poste de directeur de l’orchestre du Théâtre-Français, puis parallèlement à sa carrière de compositeur, sera directeur de salles de spectacles : Les Bouffes-Parisiens, le Théâtre de la Gaîté.
Il composa des œuvres de genres et de styles très variés : de la musique instrumentale (Concerto pour violoncelle et orchestre : « Concerto militaire » (1847-1848), de la musique de scène (pour La Haine, drame de Victorien Sardou, 1874), des mélodies, des opéras bouffes (Orphée aux Enfers, 1858 ; La Belle Hélène, 1864 ; La Grande-Duchesse de Gérolstein, 1867, …), des opérettes, des opéras-comiques (Robinson Crusoé, 1867).
Ses œuvres, majoritairement bouffes, prennent parfois des teintes mélancoliques (Fantasio, 1872), voire graves (Die Rheinnixen, 1864). Son chef-d’œuvre est posthume : Les Contes d’Hoffmann, l’un des opéras français les plus joués au monde, fut créé le 10 février 1881, le compositeur étant mort à Paris le 4 octobre 1880.
Le librettiste
Paul de Musset par l'Atelier Nadar
PAUL DE MUSSET 1804-1880
Frère aîné d’Alfred de Musset, Paul de Musset ne cache pas son attachement aux idées libérales et progressistes, ce qui lui vaut d’être destitué de ses fonctions de haut fonctionnaire. Il se consacre dès lors à la littérature, restant toute sa vie très attaché à son frère qu’il admire et apprécie profondément. Outre une édition particulièrement fiable des œuvres de Jean-Jacques Rousseau et une traduction des Mémoires inutiles de Carlo Gozzi (1848), on lui doit plusieurs ouvrages (nouvelles, romans) d’inspiration historique : Anne de Boleyn (1837), Mignard et Rigaud(1839), (Guise et Riom(1840), les Femmes de la Régence (1841), Mme de La Guette (1842).
Au théâtre, il fait représenter La Revanche de Lauzun, (1856), puis Christine, roi de Suède, en
L’ŒUVRE
La création
Après Barkouf (1860), Robinson Crusoé (1867) et Vert-Vert (1869), Offenbach tente pour la quatrième fois de s’imposer à l’Opéra-Comique : Fantasio y est créé le le 18 janvier 1872, avec une partition est particulièrement soignée et une distribution de grande qualité : Célestine Galli Marié, future créatrice de Carmen, interprète le rôle-titre (le rôle avait initialement été prévu pour le ténor Victor Capoul, créateur de Vert-Vert) ; Elsbeth est chantée par Marguerite Priola (1849-1876), brillante soprano colorature morte précocement à l’âge de 27 ans, interprète réputée des rôles de Maritana (Don César de Bazan de Massenet), Javotte (Le Roi l’a dit de Delibes) ou Philine (Mignon d’Ambroise Thomas) ; le rôle du prince de Mantoue a été confié au baryton Ismaël, et celui de Spark au célèbre Léon Melchissédec qui, à la Gaîté-Lyrique, à l’Opéra-Comique ou à l’Opéra, interpréta Le Timbre d’argent, Guillaume Tell, Aïda, Rigoletto ou Sapho de Gounod.
Célestine Galli-Marié dans "Carmen" de Bizet par Nadar © Gallica / BnF
Marguerite Priola en Javotte dans Le Roi l'a dit à l'Opéra Comique en 1873
Léon Melchissédec vers 1860 (photo Alphonse Liébert)
Léon Melchissédec [1843 - 1925] : Faust, « Vous qui faites l'endormie » (1903)
L’œuvre, pourtant, même si certains critiques lui reconnaissent d’indéniables qualités, n’est qu’un demi-succès – ou un demi-échec, et est rapidement retirée de l’affiche. Sans doute le message pacifique du livret, mis en musique par un compositeur allemand au lendemain de la défaite de Sedan, eut-il du mal à être accepté par le public… Un mois après Paris, Vienne crée Fantasio dans une version allemande musicalement assez remaniée (le rôle-titre y est destiné à un soprano et celui du prince de Mantoue à un ténor).
Au XXIe siècle, trois dates marquent la redécouverte de Fantasio : octobre 2000, avec les représentations scéniques proposées par l’Opéra de Rennes (le rôle-titre y est confié à un ténor) ; juillet 2015, avec un concert donné à Montpellier, dirigé par Friedemann Layer (Marianne Crebassa chante le rôle-titre, Elsbeth est confiée à Omo Bello) ; enfin, en février 2017, l’Opéra Comique (fermé pour travaux) propose au Châtelet une nouvelle production mise en scène par Thomas Jolly et dirigée par Laurent Campellone (avec Marianne Crebassa et Eve Munger).
Le livret
Les sources
Paul de Musset tire l’argument du livret de Fantasio de la pièce homonyme de son frère, écrite en 1833 mais jouée seulement en 1866, soit près de dix ans après la mort de l’auteur. Il s’agit d’une adaptation de la pièce d’origine, plusieurs modifications ayant été apportées au texte original, notamment dans le dénouement.
Résumé de l'intrigue
En Bavière, à Munich.
ACTE I
Une place publique.
La princesse Elsbeth, fille du roi de Bavière, doit épouser prochainement le prince de Mantoue. Il ne s’agit nullement d’un mariage d’amour, mais d’une opération politique devant assurer la paix entre les deux pays. Le roi de Bavière est saisi de scrupules : « Pourquoi faut-il que je sois obligé de sacrifier ma fille à des raisons d’état ? »… Paraît alors le jeune Fantasio, dont rien – pas même les dettes qu’il ne parvient pas à rembourser et qui l’empêchent de rentrer chez lui, de peur d’y trouver ses créanciers – ne semble devoir entamer la bonne humeur. Perdu dans ses rêveries, il chante la poétique « Ballade à la lune »…
Alfred de Musset par Charles Landelle
C’était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i.
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil,
Dans l’ombre,
Ta face et ton profil ?
Es-tu l’œil du ciel borgne?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard?
N’es-tu rien qu’une boule ?
Qu’un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans pattes et sans bras?
Es-tu, je t’en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L’heure aux damnés d’enfer ?
Sur ton front qui voyage,
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
À leur éternité ?
Est-ce un ver qui te ronge,
Quand ton disque noirci
S’allonge
En croissant rétréci ?
Qui t’avait éborgnée
L’autre nuit ? T’étais-tu
Cognée
À quelque arbre pointu ?
Car tu vins, pâle et morne,
Coller sur mes carreaux
Ta corne,
À travers les barreaux.
[…]
Et qu’il vente ou qu’il neige,
Moi-même, chaque soir,
Que fais-je,
Venant ici m’asseoir ?
Je viens voir à la brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.
Alfred de Musset, "Ballade à la lune", Contes d'Espagne et d'Italie, 1829
"Ballade à la lune" - Marianne Crebassa (décembre 2020)
Fantasio aperçoit alors la mélancolique Elsbeth, à qui il chante une sérénade : « Regarde-toi, la jeune fille ». La jeune princesse, surprise, s’empresse de répondre à cet inconnu…
"Regarde-toi, la jeune fille" (Anne Sofie von Otter, Magali Léger)
C’est alors que surgit le convoi funèbre de Saint-Jean, le bouffon du roi, qui vient tout juste de rendre le dernier soupir… La place du bouffon du roi étant vacante, Fantasio décide de l’occuper : voilà qui lui permettra tout à la fois d’échapper à ses créanciers, et de pénétrer à la cour.
ACTE II
Les jardins du palais.
Afin de savoir s’il sera aimé « pour lui-même », le prince de Mantoue a décidé de se faire passer pour son aide camp Marinoni, lequel a pour sa part revêtu les habits de son maître. Mais les deux hommes, une fois introduits à la cour du roi de Bavière, se montrent bien maladroits dans les nouveaux rôles qu’ils ont choisi d’assumer, et le subterfuge ourdi par le prince est bien loin d’être une réussite !
Dans les jardins du château, Fantasio – ou plutôt le nouveau bouffon : il porte dorénavant les habits de Saint-Jean – croise le chemin d’Elsbeth. Leur rencontre est quelque peu tendue : la princesse (qui ne reconnaît pas l’inconnu qui lui avait chanté une sérénade…) n’est guère heureuse de voir un inconnu dans les habits de Saint-Jean, qu’elle aimait tant. Mais elle finit peu à peu par céder au charme plein de fantaisie du nouveau bouffon…
ELSBETH, seule.
Il me semble qu’il y a quelqu’un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j’aperçois dans ces bluets, assis sur la prairie ? Répondez-moi ; qui êtes-vous ? que faites-vous là, à cueillir ces fleurs ? (Elle s’avance vers un tertre.)
FANTASIO, assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque.
Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux yeux.
ELSBETH. Que signifie cet accoutrement ? qui êtes-vous pour venir parodier sous cette large perruque un homme que j’ai aimé ? Êtes-vous écolier en bouffonnerie ?
FANTASIO.
Plaise à votre altesse Sérénissime, je suis le nouveau bouffon du roi ; le majordome m’a reçu favorablement ; je suis présenté au valet de chambre ; les marmitons me protègent depuis hier au soir, et je cueille modestement des fleurs en attendant qu’il me vienne de l’esprit.
ELSBETH.
Cela me paraît douteux, que vous cueilliez jamais cette fleur-là.
FANTASIO. Pourquoi ? l’esprit peut venir à un homme vieux, tout comme à une jeune fille. Cela est si difficile quelquefois de distinguer un trait spirituel d’une grosse sottise ! Beaucoup parler, voilà l’important ; le plus mauvais tireur de pistolet peut attraper la mouche, s’il tire sept cent quatrevingts coups à la minute, tout aussi bien que le plus habile homme qui n’en tire qu’un ou deux bien ajustés. Je ne demande qu’à être nourri convenablement pour la grosseur de mon ventre, et je regarderai mon ombre au soleil pour voir si ma perruque pousse.
ELSBETH.
En sorte que vous voilà revêtu des dépouilles de Saint-Jean ? Vous avez raison de parler de votre ombre ; tant que vous aurez ce costume, elle lui ressemblera toujours, je crois, plus que vous.
FANTASIO. Je fais en ce moment une élégie qui décidera de mon sort.
ELSBETH.
En quelle façon ?
FANTASIO. Elle prouvera clairement que je suis le premier homme du monde, ou bien elle ne vaudra rien du tout. Je suis en train de bouleverser l’univers pour le mettre en acrostiche ; la lune, le soleil et les étoiles se battent pour entrer dans mes rimes, comme des écoliers à la porte d’un théâtre de mélodrames.
ELSBETH. Pauvre homme ! quel métier tu entreprends ! faire de l’esprit à tant par heure ! N’as-tu ni bras ni jambes, et ne ferais-tu pas mieux de labourer la terre que ta propre cervelle ?
FANTASIO.
Pauvre petite ! quel métier vous entreprenez ! épouser un sot que vous n’avez jamais vu ! — N’avez-vous ni cœur ni tête, et ne feriez-vous pas mieux de vendre vos robes que votre corps ?
Alfred de Musset, Fantasio (1833), Acte II, scène 1
Les noces d’Elsbeth et du prince se préparent, mais Fantasio déclare à ses amis que ce mariage ne se fera pas. De fait, lorsque paraît Marinoni déguisé en duc, Fantasio, qui s’est caché dans un arbre, fait voler sa perruque à l’aide d’une branche. Le geste est considéré comme un véritable affront envers le prince et le roi. Fantasio est arrêté et jeté en prison.
ACTE III
Une prison.
Elsbeth pénètre dans la cellule où Fantasio est enfermé. Elle lui apprend que, malgré les efforts déployés par le bouffon, son mariage avec le prince aura bien lieu. Fantasio quitte alors les habits de Saint-Jean et fredonne la sérénade qu’il avait chantée à Elsbeth au premier acte. Il révèle son identité à la princesse qui lui déclare son amour… et lui confie la clé de son jardin. Elle aide ensuite Fantasio à s’échapper de sa prison – ce qui n’est gère difficile, les gardes ne reconnaissant pas en ce jeune homme le bouffon dont ils avaient la garde.
Une place devant le palais du roi.
Le prince de Mantoue ne décolère pas devant l’affront qui lui a été fait. Il reprend ses habits, et menace de déclarer la guerre à la Bavière, avant que Fantasio, nommé roi des fous par les étudiants, ne propose de régler le conflit par un duel. Mais le prince tremble à l’idée de se battre, et finit par céder au plaidoyer que fait Fantasio pour une paix immédiate entre les deux royaumes : « C’est une idée… Au moins, j’en sors à mon honneur ! ». Le roi donne à Fantasio le titre de Prince en remerciement de son action en faveur de la paix. À Fantasio qui s’apprête à rendre à la princesse la clé quelle lui avait confiée, Elsbeth répond qu’il peut la garder avec lui…
La partition
On comprend la déception qu’a dû ressentir Offenbach devant l’accueil pour le moins tiède que reçut son œuvre lors de la création à l’Opéra-Comique : à l’écouter aujourd’hui, on constate que la partition a fait l’objet de soins tout particuliers ; elle possède surtout une couleur qui lui est propre et qui la différencie des autres opus offenbachiens – un subtil mélange d’humour tantôt léger, tantôt grinçant, de mélancolie, de tendresse et de lyrisme. Plus d’une fois, Fantasio rappelle la profondeur des Rheinnixen ou annonce celle des Contes d’Hoffmann (le chœur de voix d’hommes qui clôt le premier acte – « Tout bruit cesse, / Le jour fuit » – n’est pas sans rappeler celui des étudiants de la taverne de Luther…). L’orchestration y est très raffinée, et l’œuvre comporte certaines pages saillantes, immédiatement – et durablement – séduisantes, telles la « Ballade à la lune », à l’accompagnement orchestral si délicat, ou la sérénade que chante Fantasio à Elsbeth
(« Regarde-toi, la jeune fille »), qui se transforme en un duo au rythme de valse irrésistible (« Moi, pour un peu d’amour… »). Le rôle d’Elsbeth est particulièrement riche et offre à l’interprète l’occasion de faire valoir un talent très diversifié avec pas moins de trois airs aux tonalités différentes : le charmant « Psyché, pauvre imprudente » du dernier acte, la tendre et mélancolique scène d’entrée (« Voilà toute la ville en fête… / Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine »), et le virtuose « Ah ! Dans son cœur, qui donc peut lire ? »).
Acte I : "Voilà toute la ville en fête" (Jodie Devos)
LES ENREGISTREMENTS
Notre sélection pour voir et écouter l’œuvre
CD
- Mark Elder / Sarah Connolly, Brenda Rae – Orchestra Of The Age Of Enlightenment, 2014 – Opera Rara