Symphonie dramatique, musique d'Hector Berlioz, livret d' Émile Deschamps, créée le 24 novembre 1839 à Paris, salle du Conservatoire.
LES AUTEURS
Le compositeur
Hector Berlioz (1803-1869)
Berlioz incarne l’image du musicien romantique français. Fasciné par l’Art – et pas seulement la musique : il vouait une admiration sans borne à Shakespeare, Virgile ou Goethe –, il abandonne très vite les études de médecine qu’il avait entreprises pour se consacrer à la musique.
Compositeur et écrivain (Les Soirées de l’orchestre : 1852 ; Les Grotesques de la musique : 1859 ; Mémoires : 1870), il fut aussi chef d’orchestre et critique musical, notamment pour la Gazette musicale et le Journal des débats. Il s’illustra aussi bien dans le genre symphonique (La Symphonie fantastique : 1830), la musique sacrée (Requiem : 1837), la mélodie (Les Nuits d’été, composées entre 1834 et 1840), la musique instrumentale (Harold en Italie : 1834), l’oratorio (L’Enfance du Christ : 1854) que dans l’opéra
(Benvenuto Cellini : 1838 ; Les Troyens : 1863 pour les seuls « Troyens à Carthage »).
Adulé par les uns, moqué par les autres (la critique, dans son ensemble, lui fut longtemps hostile), sa vie fut une alternance d’échecs (Benvenuto Cellini), de succès (La Symphonie fantastique, L’Enfance du Christ, ses tournées européennes) ou de déceptions (l’impossibilité de monter son chef-d’œuvre dans le genre lyrique : Les Troyens). Il est élu membre de l’Institut en 1856.
Le poète
Émile Deschamps (1791-1871)
Émile Deschamps est l’un des premiers représentants du Romantisme naissant. En 1824, il fonde avec Victor Hugo le périodique mensuel La Muse française, auquel de nombreux poètes collaborèrent : Alfred de Vigny, Charles Nodier, Sophie Gay, Marceline Desbordes-Valmore, Hortense Céré-Barbé,…
Émile Deschamps est l’auteur d’une comédie ayant rencontré un grand succès : Le Tour de faveur (); mais il écrivit surtout des poésies (il contribua au Parnasse contemporain), ainsi que quelques livrets d’opéras. Il proposa deux traductions en vers de Macbeth et Roméo et Juliette.
L’ŒUVRE
La création
En 1827, Berlioz assiste, au Théâtre de l’Odéon, aux représentations de Hamlet et Roméo et Juliette : deux spectacles qui scelleront tout à la fois son admiration pour Shakespeare et son amour pour la jeune actrice Harriet Smithson, qui deviendra sa première femme – et qui inspirera sa Symphonie fantastique. Très vite, Berlioz projette de mettre en musique Roméo et Juliette, même si le projet ne se concrétisera qu’une dizaine d’années après les représentations de l’Odéon.
Harriet Smithson en 1832
Paganini par Ingres (1819)
En décembre 1838, Niccolò Paganini assiste à un concert au cours duquel Berlioz dirige la Symphonie fantastique et Harold en Italie. Impressionné, le musicien italien offre au compositeur français un chèque de 20 000 francs. Ses dettes payées, c’est l’esprit libre que Berlioz peut se consacrer à la composition de sa nouvelle symphonie, qu’il dédiera à Paganini. L’œuvre est créée avec succès au Conservatoire de Paris le 24 novembre 1839 avec Alexis Dupont (ténor), Adolphe-Joseph-Louis Alizard (basse) et Mme Widemann (mezzo-soprano).
Le livret
À partir d’un canevas imaginé par Berlioz, Deschamps écrit un livret suivant globalement le déroulement de la tragédie shakespearienne, avec le découpage suivant :
I
Introduction instrumentale : Combats – Tumulte – Intervention du prince
Premier prologue (petit chœur): « D’anciennes haines endormies »
Air (contralto) : « Premiers transports que nul n’oublie ! »
Suite du prologue (chœur) : « Bientôt de Roméo la pâle rêverie… »
Scherzino vocal (ténor et chœur) : « Mab ! la messagère ! »
Fin du prologue (chœur) : « Bientôt la mort est souveraine »
II
Roméo seul – Tristesse –Bruits lointains de bal et de concert – Grande fête chez les Capulet : Andante et allegro (orchestre seul)
III
Scène d’amour
Nuit sereine : Le jardin des Capulet, silencieux et désert (orchestre)
Les jeunes Capulet sortant de la fête en chantant des airs de la musique du bal (orchestre et chœur) : « Ohé, Capulet ! bonsoir, bonsoir ! »
Scène d’amour : Juliette sur le balcon et Roméo dans l’ombre – Adagio (orchestre)
IV
La reine Mab, reine des songes : Scherzo (orchestre)
V
Deuxième prologue (orchestre)
Convoi funèbre de Juliette (chœur) : « Jetez des fleurs pour la vierge expirée »
Marche fuguée (orchestre)
VI
Roméo au tombeau des Capulet (orchestre)
Réveil de Juliette – Joie délirante, désespoir, dernières angoisses et mort des deux amants (orchestre)
VII
Finale
Double chœur des Montagu et des Capulet (chœur) : « Quoi ! Roméo de retour ! Roméo ! »
Récitatif, récit mesuré et air du Père Laurence (basse) : « Je vais dévoiler le mystère ! »
Rixe des Capulet et des Montagu dans le cimetière (chœur et basse) : « Mariés ! »
Invocation du Père Laurence (basse) : « Pauvres enfants que je pleure »
Serment de réconciliation (basse et chœur) : « Jurez donc par l’auguste symbole ».
La partition
On ne se méprendra pas sans doute sur le genre de cet ouvrage. Bien que les voix y soient souvent employées, ce n’est ni un opéra de concert, ni une cantate, mais une Symphonie avec chœurs.
Si le chant y figure, presque dès le début, c’est afin de préparer l’esprit de l’auditeur aux scènes dramatiques dont les sentimens et les passions doivent être exprimés par l’orchestre. C’est, en outre, pour introduire peu à peu dans le développement musical les masses chorales, dont l’apparition trop subite aurait pu nuire à l’unité de la composition.
Ainsi le premier prologue, où, à l’exemple des tragédies antiques et du drame de Shakespeare lui-même, le chœur expose l’action, n’est chanté que par quatorze voix,
Plus loin se fait entendre (hors de la scène) le chœur des Capulets (hommes) seulement ; puis, dans la cérémonie funèbre, les Capulets, hommes et femmes. Au début du Final figurent les deux chœurs entiers des Capulets et des Montagus et le Père Laurence ; et à la fin, les trois chœurs réunis.
Cette dernière scène de la réconciliation des deux familles est seule du domaine de l’opéra ou de l’oratorio. Elle n’a jamais été, depuis le temps de Shakespeare, représentée sur aucun théâtre ; mais elle est trop belle, trop musicale, et elle couronne trop bien un ouvrage de la nature de celui-ci pour que le compositeur pût songer à la traiter autrement.
Si, dans les scènes célèbres du jardin et du cimetière, le dialogue des deux amants, les a parte de Juliette, les élans passionnés de Roméo, ne sont pas chantés, si enfin les duos d’amour et de désespoir sont confiés à l’orchestre, les raisons en sont nombreuses et faciles à saisir :
C’est d’abord (et ce motif seul suffirait à la justification de l’auteur) parce qu’il s’agit d’une symphonie et non d’un opéra.
Ensuite les duos de cette nature ayant été traités mille fois vocalement, par les plus grands maîtres, il était prudent autant que curieux de tenter un autre mode d’expression. C’est aussi parce que la sublimité même de cet amour en rendait la peinture si dangereuse pour le musicien qu’il a dû donner à sa fantaisie une latitude que le sens positif des paroles chantées ne lui eût pas laissée, et recourir à la langue instrumentale, langue plus riche, plus variée, moins arrêtée et, par son vague même, incomparablement plus puissante en pareil cas.
Œuvre profondément originale – pour ne pas dire parfois déroutante –, la symphonie Roméo et Juliette n’est certes pas un opéra, même si elle entretient avec ce genre des liens évidents, notamment dans le finale où Frère Laurent intervient pour sceller la réconciliation entre les deux familles. Le trait le plus surprenant réside sans doute dans le fait d’avoir confié les interventions des héros éponymes aux instruments de l’orchestre, les solistes vocaux, outre Frère Laurent, n’intervenant que pour le scherzino de la Reine Mab – d’une vivacité, d’une légèreté, d’une grâce nettement supérieures à ce que proposera Gounod en 1867, et les couplets du contralto « Premiers transports que nul n’oublie ». Couplets aux paroles convenues mais que transcende la musique de Berlioz, qui, dans sa simplicité même (ligne mélodique épurée, simple accompagnement de la harpe pour la première strophe, que vient surligner l’intervention discrètement lyrique des cordes dans la seconde) leur confère une tendresse et une poésie irrésistibles. Mais il faut également citer la célèbre tristesse de Roméo (portée par le chant doux et plaintif du hautbois), à laquelle se superpose discrètement les échos lointains du bal – avant que la musique de celui-ci ne retentisse sous la forme d’un vif allegro servie par une orchestration chatoyante ; la superbe scène d’amour (peut-être une des pages les plus inspirées de Berlioz), l’étonnant « Convoi funèbre de Juliette », ou la scène de la mort des amants, au dramatisme intense.
"Premiers transports", Anne Sofie von Otter, RIAS Kammerchor, Berliner Philharmoniker · James Levine
"Mab, la messagère...", Roberto Alagna, Orchestre et Chœur du Royal Opera House, Covent Garden, dir. Bertrand de Billy
NOTRE SÉLECTION POUR VOIR ET ÉCOUTER L’ŒUVRE
CD
Irma Kolassi, Joseph Peyron, Lucien Lovano, Chœur et Orchestre de la Radiodiffusion-Télévision Française, dir. Charles Munch, concert du 25 juin 1953). 2 CD Cascavelle, 2011.
Andree Aubery-Luchini, Camille Maurane, Heinz Rehfuss, Orchestra Sinfonica e Coro di Roma della RAI, dir. Lorin Maazel (enregistrement 1958). 2 CD Andromeda, 2010.
Regina Resnik, André Turp, David Ward, London Symphony Chorus, London Symphony Orchestra, dir. Pierre Monteux (enregistrement juin 1962). 2 CD Millenium classics, 2001.
Christa Ludwig, Michel Sénéchal, Nicolai Chiaurov, Solistes des chœurs de l’ORTF, Wiener Staatsopernchor, Wiener Philharmoniker, dir. Lorin Maazel (enregistrement 1972), 2 CD Decca, 1993.
Julia Hamari, Jean Dupouy, Jose van Dam, Boston Symphony Orchestra, and Chorus, dir Seiji Ozawa (enregistrement 1976) 2 CD DG, 2015.
Yvonne Minton, Christa Ludwig, Francisco Araiza, Jules Bastin, Chœur et Orchestre de Paris, dir. Daniel Barenboim (enregistrement 1980). 2 CD DG, 2019.
Jessye Norman, John Aler, Simon Estes, Wesminster Choir, Philadelphia Orchestra, dir Ricardo Muti. 2 CD Emi, 1986.
Anne Sofie Von Otter, Philip Langridge, James Morris, RIAS Kammerkor et Ernst-Senff-Chor, Berliner Philharmoniker, dir James Levine (enregistrement 1988). 2 CD DG, 1990.
Olga Borodina, Thomas Moser, Alastair Miles, Chor des Bayerischen Rundfunks, Wiener Philharmoniker, dir. Colin Davis (enregistrement 1993). 2 CD Philips, 2011.
Catherine Robbin, Jean-Paul Fouchécourt, Monteverdi Choir, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, dir. John Eliot Gardiner. CD Decca, 2012.
Joyce DiDonato, Cyrille Dubois, Christopher Maltman, Choeur de l’OnR, Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. John Nelson. 2 CD Erato, 2023.
DVD et Blu-ray
Schwarz, langridge, Meven, Bavarian Radio Symphony Chorus and Orchestra, dir. Colin Davis. 1 DVD Arthaus Musik.
Streaming
Marianne Crebassa, Paolo Fanale Alex Esposito, Choeur de Radio France, Orchestre national de France, Paris, TCE, 2014
Julie Boulianne, Jean-Paul Fouchécourt, Laurent Naouri, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, Monteverdi Choir, National Youth Choir of Scotland, dir. John Eliot Gardiner, Londres, Proms 2016
Virginie Verrez, Andrew Staples, Edwin Crossley-Mercer, Choeur et Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Daniel Harding, Paris, Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique, 2022
COMPTES RENDUS
Concerts
- 10 octobre 2022, Philharmonie de Paris (John Nelson, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Choeur de l’OnR, Joyce DiDonato, Cyrille Dubois, Christopher Maltman).
2 commentaires
Je ne suis pas d’accord en ce qui concerne votre appréciation de « ;La reine Mab ». Vos mettez en parallèle une grande pièce symphonique de près de dix minutes avec un air d’opéra de quatre minutes…on n’est pas dans les mêmes conditions. Au surplus, l’air de GOUNOD est, dans son genre, une magnifique réussite, un des rares sommets de sa partition.
Bonjour. Je ne mets pas, bien sûr, en parallèle l’air de Mercutio (Gounod) avec la grande pièce symphonique de près de dix minutes de la Symphonie de Berlioz, mais avec le « scherzino vocal » d’à peine deux minutes (« Mab, la messagère fluette et légère ») chantée par le ténor au début de l’oeuvre : deux pages vocales, très brèves, au début de chacune des deux oeuvres, chantées sur des paroles très proches. Il me semble qu’une comparaison est légitime (même si on est en droit, là aussi, de préférer l’air de Gounod à celui de Berlioz…).