Giacomo Puccini naît à Lucques dans une famille de musiciens en 1858. Élève de Ponchielli, il connaît son premier grand succès avec Manon Lescaut (1893), et se consacre dès lors presque exclusivement à l’opéra. Après Manon Lescaut, il compose La bohème (1896), Tosca (1900) et Madama Butterfly (1904) qui remportent un immense succès et jouissent toujours aujourd’hui d’une très grande popularité. Outre ces ouvrages, il fait aussi représenter La fanciulla del West (1910), et Il trittico (1918). Atteint d’un cancer de la gorge, il s’éteint à Bruxelles en 1924 avant d’avoir pu achever son ultime chef-d’œuvre : Turandot, créé de façon posthume en 1926.
Malgré d’évidentes affinités avec d’autres compositeurs italiens du tournant du siècle, les musicologues refusent le plus souvent de le considérer comme appartenant au mouvement dit vériste, en raison des thèmes de ses livrets mais aussi d’une esthétique musicale très personnelle. Si l’on reproche parfois au musicien une supposée facilité, on oublie souvent qu’il suscita l’admiration de musicologues, musiciens ou compositeurs aussi aguerris et talentueux qu’Arnold Schoenberg (qui le considérait comme le plus grand harmoniste de son temps) ou René Leibowitz.
Luigi Illica fut l’un des plus célèbres librettistes italiens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il travailla le plus souvent en duo avec Giuseppe Giacosa, notamment pour Puccini (Manon Lescaut, La bohème, Tosca, Madama Butterfly). Parmi les livrets qu’il rédigea seul, il y eut celui de La Wally pour Catalani (1892), d’Iris pour Mascagni (1898) ou de Siberia pour Giordano (1903)
Giacosa connaît une certaine notoriété grâce à des pièces de théâtre, d’inspiration tout d’abord post romantiques, avec leur reconstitution plus ou moins fantaisiste d’un passé (le Moyen Âge, le seicento) revisité au prisme de la sensibilité fin de siècle : La partita a scacchi (La Partie d’échecs, 1871) ; Il marito amante della moglie (Le Mari amant de la femme, 1871). Il subit par la suite l’influence du naturalisme et s’oriente alors vers le drame bourgeois.
Mais il est surtout passé à la postérité pour sa collaboration, en tant que librettiste, avec Luigi Illica avec qui il rédige pour Puccini les livrets de La bohème, Tosca ou Madama Butterfly.
Trois ans après Manon Lescaut, la bohème est créée au Teatro Regio de Turin. Si la critique se montre un peu tiède, le succès public est au rendez-vous… et va grandissant : à l’issue de vingt-quatre représentations turinoises triomphales, La bohème entame une carrière internationale brillantissime qui la conduit très vite sur toutes les scènes lyriques du monde (elle est créée à l’Opéra-Comique en 1898, en présence du compositeur). Elle est devenue non seulement l’un des opéras de Puccini les plus populaires, mais aussi tout simplement l’un des opéras les plus joués au monde et les plus appréciés du public, ayant conservé intacts son efficacité et son pouvoir d’émotion.
Luigi Illica et Giuseppe Giacosa adaptent ici une pièce de théâtre d’Henry Muger et Théodore Barrière : La Vie de Bohème, une comédie en 5 actes créée avec un grand succès au théâtre des Variétés à Paris le 22 novembre 1849. Cette pièce s’inspire elle-même d’un roman de Murger, paru tout d’abord en feuilleton de 1845 à 1849, avant de faire l’objet d’une parution en volume en 1851 : Scènes de la vie de bohème. L’ouvrage se présente comme une chronique relatant la vie d’artistes sans le sou au XIXe siècle et grouillant d’anecdotes, de personnages et d’événements divers.
La pièce de théâtre et le livret d’Illica et Giacosa choisissent de resserrer l’intrigue autour des personnages de Rodolphe et Mimi. Mais l’essentiel de leurs aventures (leur rencontre, l’épisode de la chandelle éteinte, de la clé perdue, la scène de la mort de la jeune fille) est emprunté au chapitre XVIII du roman (« La manchon de Francine »), relatant les amours du jeune sculpteur Jacques D. et de la petite couturière Francine.
L’INTRIGUE
À Paris, vers 1830, à la veille de Noël.
Premier tableau
Dans une mansarde vivent quatre amis : le poète Rodolfo (ténor), le peintre Marcello (baryton), le musicien Schaunard (baryton) et le philosophe Colline (basse). Le froid et la faim n’empêchent pas les amis d’improviser une petite fête de Noël, malencontreusement interrompue par le propriétaire venu réclamer le loyer. Une fois l’importun mis à la porte, tous décident d’aller au café Momus. Seul Rodolfo reste dans la mansarde afin de terminer un article destiné au journal pour lequel il travaille.
On frappe à la porte : la voisine Mimi (soprano) vient demander du feu, sa bougie s’étant éteinte.
La jeune fille semble très faible, Rodolfo lui propose de s’asseoir un instant. Mais Mimi constate qu’elle a perdu sa clé : tous deux la cherchent à tâtons dans l’obscurité, leurs mains se joignent… Les jeunes gens se présentent l’un à l’autre dans deux airs célébrissimes (« Che gelida manina » et « Mi chiamano Mimi »).
De la rue, Schaunard, Colline et Marcello invitent Rodolfo à les rejoindre : Mimi et le jeune poète retrouvent les trois complices, et tous se rendent au café Momus, dans le quartier latin.
Deuxième tableau
Une fois arrivés dans le célèbre café, Marcello aperçoit Musetta (soprano), son ancienne amante, aux bras d’un riche protecteur, Alcindoro.
Marcello et Musette sont en réalité toujours amoureux l’un de l’autre. Musette se livre à un grand numéro de séductrice en chantant la célèbre valse « Quando m’en vo » : Marcello ne peut y résister et tombe dans les bras de la jeune fille. Les six amis décident alors de s’éclipser discrètement, laissant l’addition du repas au vieil Alcindoro tandis que les rues, pour la plus grande joie des badauds. retentissent des accents joyeux d’une musique militaire.
Troisième tableau
Les amours de Rodolfo, Mimi, Marcello et Musetta se révèlent bien fragiles : le peintre et Musetta ne cessent de se quereller, et Rodolfo annonce à Marcello sa volonté de quitter Mimi. Il ne supporte pas sa conduite légère, déclare-t-il. Mais il avoue bientôt la vérité : s’il souhaite quitter Mimi, c’est en réalité parce qu’elle est atteinte de la tuberculose, et le jeune homme n’a pas les moyens de la soigner… Mimi surprend cette conversation : les deux amants tombent dans les bras l’un de l’autre : ils se sépareront, certes… mais attendront pour ce faire que le printemps soit revenu.
Quatrième tableau
Quelques mois plus tard, dans la mansarde du premier acte. Les quatre jeunes hommes sont de nouveau réunis, Rodolfo et Marcello s’étant séparés de leurs fiancées. Les deux jeunes hommes se rappellent avec nostalgie leurs amours passées : « O Mimi, tu più non torni… »
Soudain, Musetta fait irruption : Mimi la suit, elle est mourante et souhaite voir Rodolfo une dernière fois. Alors que Mimi, épuisée, s’allonge sur le lit de Rodolfo, chacun se rend au mont de piété pour y déposer quelque objet afin de récupérer un peu d’argent pour acheter des remèdes. Restés seuls, Rodolfo et Mimi se remémorent avec émotion leur première rencontre. Lorsque les amis de Rodolfo reviennent, ils trouvent le jeune homme en train de veiller sur Mimi endormie. La jeune fille s’éteint… Lorsque Rodolfo comprend, il s’effondre en sanglotant sur le corps de sa bien-aimée.
1896 : voici quelque 130 ans que La Bohème fait rire et pleurer les publics du monde entier, avec un pouvoir d’émotion sans cesse renouvelé, et cela même lorsqu’on connaît la partition par cœur et que l’on a vu l’opéra représenté des dizaines de fois. Comment expliquer un tel succès ?
Par l’habileté du livret tout d’abord : dépourvu de suspense – et même de véritable intrigue –, il adapte avec subtilité et efficacité la comédie de Murger et Barrière. Le livret propose une alternance de scènes comiques, dramatiques, tragiques, avec une galerie de personnages tous attachants et finement caractérisés : le tout constitue un support idéal à la musique de Puccini qui peut ainsi déployer une magnifique variété de couleurs, d’ambiances, de thèmes – à l’image des vicissitudes qu’offre la vie.
La partition possède un irrésistible pouvoir de séduction : si seule la valse de Musette constitue une page « facile » et immédiatement mémorisable, les « airs » de Rodolphe et Mimi (du reste, ne devrait-on pas plutôt parler de « scènes » ou de « monologues lyriques » ?) comportent tous d’ensorcelantes envolées lyriques : le « Talor dal mio forziere » de la « gelida manina » chantée par Rodolphe au premier acte, le « Ma quando vien lo sgelo » ou le « Se vuoi… serbarla a ricordo d’amor… » des deux airs de Mimi) qui font tout de suite mouche et touchent l’auditeur au cœur. L’écriture orchestrale est d’un raffinement constant (les touches impressionnistes qui ouvrent le troisième acte…) et fait entendre certaines trouvailles harmoniques (début du second acte) qui, en leur temps, suscitèrent l’étonnement du public et l’admiration des plus grands. Que l’intrigue soit transposée dans le Paris du XXIe siècle (Damiano Michieletto), dans la France des années sida (Kristian Frédric) ou dans une station spatiale (Claus Guth), La bohème est loin d’avoir fini d’émouvoir et de conquérir de nouveaux publics.
Licia Albanese, Jan Peerce, Anne McKnight, Francesco Valentino, Chœur et Orchestre de la NBC, Arturo Toscanini (dir.) – RCA (1946)
Victoria de los Angeles, Jussi Björling , Lucine Amara, Robert Merrill – Chœur et orchestre de la RCA Victor, Thomas Beecham (dir.) – RCA (1956)
Maria Callas, Giuseppe Di Stefano , Anna Moffo , Rolando Panerai, Chœur et orchestre de la Scala de MIlan, Antonino Votto (dir.) – EMI (1956)
Renata Tebaldi, Carlo Bergonzi, Gianna D’Angelo, Ettore Bastianini – Chœur et orchestre de l’Académie Sainte Cécile de Rome, Tullio Serafin, dir.- DECCA (1958)
Mirella Freni, Nicolai Gedda , Mariella Adani , Mario Sereni – Chœur et orchestre de l’Opéra de Rome, Thomas Schippers (dir.) – EMI (1963)
Mirella Freni, Luciano Pavarotti , Elizabeth Harwood , Rolando Panerai – Chœur et orchestre Philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan (dir.) – DECCA (1973)
Montserrat Caballé, Placido Domingo, Judith Blegen, Sherrill Milnes, London Philharmonic Orchestra, John Alldis Choir, Georg Solti (dir.) – RCA (1974)
Katia Ricciarelli, José Carreras, Ashley Putnam, Ingvar Wixell – Orchestre et Chœurs du Royal Opera House, Sir Colin Davis (dir.) – Philips (1979)
Angela Gheorghiu, Roberto Alagna – Chœur et orchestre de La Scala de Milan, Ricardo Chailly (dir.) – DECCA (2003)
Anna Netrebko, Rollando Villazon, Nicole Cabell, Boaz Daniel – Chor des Bayerischen Rundfunks, Symphonicorchester des Bayerischen Rundfunks, BertDG (2008)
Karajan ; Zeffirelli / Freni, Raimondi. Scala de Milan, DG (1965)
Scott ; Gardelli / Cotrubas, Shicoff. NVC Arts (1982)
Levine ; Zeffirelli /Stratas, Carreras. Metropolitan Opera, DG (1981)
Levine ; Zeffirelli / Scotto, Pavarotti. Metropolitan Opera, DG (1977)
Severini, ; Zambello / Freni, Pavarotti. San Francisco. Arthaus (1989)
Bartoletti, Zeffirelli / Gallardo-Domas, Alvarez. Scala de Milan. TDK (2003)
Welsr-Möst ; Sireuil / Gallardo-Domas, Giordani. Zurich, EMI (2005)
De Billy ; Dornhelm / Netrebko, Villazon. Axiom Films (2011)
Stéphane Lelièvre est maître de conférences en littérature comparée, responsable de l’équipe « Littérature et Musique » du Centre de Recherche en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. Il a publié plusieurs ouvrages et articles dans des revues comparatistes ou musicologiques et collabore fréquemment avec divers opéras pour la rédaction de programmes de salle (Opéra national de Paris, Opéra-Comique, Opéra national du Rhin,...) Il est co-fondateur et rédacteur en chef de Première Loge.