Metteur en scène, directeur de l’Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies d’Orange, Jean-Louis Grinda quittera la tête de l’Opéra monégasque en janvier 2023 pour faire place à Cecilia Bartoli. Rencontre avec un artiste passionné qui dresse, pour Première Loge, un bilan de ses mandats – et dont les projets, en tant que metteur en scène, courent jusqu’en 2025…
© Opéra de Monte-Carlo / David Leventi
Stéphane Lelièvre : Le 31 décembre 2022, vous quitterez la direction de l’Opéra de Monte-Carlo, et c’est une décision que vous avez prise en toute liberté, au terme de quinze ans passés à la tête de ce théâtre… Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
Jean-Louis Grinda : Une forme d’honnêteté intellectuelle. Au fil de ma carrière, je ne suis jamais resté plus de quatorze ans à un poste – et on ne m’a par ailleurs jamais demandé de partir, la décision est toujours venue de moi. Quinze ans, cela représente pour moi comme un cycle, au cours duquel on peut parfaitement montrer ce qu’on est capable de faire. Au terme de ce cycle, le temps est venu pour le public de voir et d’apprécier autre chose que les choix esthétiques de Jean-Louis Grinda, ou les artistes invités par Jean-Louis Grinda ! Ce n’est pas une question de lassitude, mais j’estime qu’il faut savoir passer la main quand l’heure est venue.
S.L. : Si l’on regarde les actions que vous avez menées à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo, y en a-t-il dont vous êtes particulièrement satisfait – ou même fier ?
J.-L. G. : Je suis particulièrement heureux d’avoir pu créer l’Orchestre des Musiciens du Prince. Et cette création, je tiens à le préciser, a été rendue possible par l’enthousiasme, le travail et la conjonction de volontés bien plus que par les subventions : l’enveloppe que l’État accorde à cet orchestre est de 350 000 euros. Mais le modèle économique que j’ai mis en place fait que la machine, en quelque sorte, « s’auto-alimente ». Un autre motif de fierté, c’est sans doute le fait d’avoir pu proposer certaines œuvres qui n’avaient jamais été jouées à Monte-Carlo, ou pas jouées depuis très longtemps. Même si l’Opéra a une histoire longue et riche, j’ai été surpris de constater que certains chefs-d’œuvre du répertoire n’avaient toujours pas été créés à Monte-Carlo ! Le Turc en Italie, que nous allons programmer l’an prochain, n’a pas été donné depuis plus de 20 ans. Quand je suis arrivé, j’ai proposé La Force du destin, qui n’avait pas été jouée depuis 40 ans, Don Giovanni, depuis plus de 25 ans ! Je crois très fermement qu’un directeur doit s’inscrire dans l’histoire d’un lieu, et je compare souvent ma fonction à celle d’un libraire : je fais relire les grands opus, mais je propose aussi des ouvrages que les gens, spontanément, n’auraient peut-être pas l’idée de lire. Il ne s’agit pas de monter ce que les gens aiment, mais de leur proposer ce qu’ils pourraient aimer. Je pense qu’on ne devrait jamais s’empêcher de programmer un titre par peur. Peur de quoi ? De ne pas remplir ? Et alors ? Qui va reprocher à quelqu’un d’avoir fait une tentative artistique intéressante, au risque, ponctuellement, de ne pas avoir rempli la salle ? Ainsi, dès ma première saison, j’ai proposé un Janáček, compositeur qui n’avait encore jamais été joué ici ; j’ai fait représenter Cyrano de Bergerac d’Alfano. J’ai par la suite proposé certains opéras russes tel Mazeppa…
Les éventuels regrets, ç’aurait été de ne pas avoir fait de Berlioz ou de ne pas monter Wozzeck, mais je répare ces manques dès l’an prochain en proposant à la fois le chef-d’œuvre de Berg et La Damnation de Faust !
S.L. : Le fait d’avoir pu proposer une saison complète en période de pandémie, alors que la plupart des théâtres étaient à l’arrêt, c’est également une fierté, non ?
J.-L. G. : Oui bien sûr ! Cela s’est fait au prix d’innombrables tests (5800 en tout au cours de la saison). Mais tout le monde a joué le jeu et nous avons réussi à jouer sans masque ! C’est au total une expérience assez curieuse, dans la mesure où cette saison a peut-être été la plus belle de ma vie sur un plan artistique : tout le monde était en forme, reposé, sans doute parce que les artistes ne voyageaient plus. C’est paradoxal, mais c’est la seule saison où je n’ai pas eu un seul malade parmi les artistes, pas même un rhume ! Plus de fatigue liée aux décalages horaires, de maladies liées à l’air conditionné dans les avions,… Il n’est pas exclu d’ailleurs que certains artistes en tirent certaines conclusions sur la façon de gérer leur carrière !
S.L. : Wozzeck, ce sera une création à l’Opéra de Monte-Carlo ?
J.-L. G. : Oui, ce sera une mise en scène de Michel Fau… Bien sûr, tout n’a pas été parfait dans ce que j’ai proposé, il reste des manques : j’aurais aimé faire Lulu, ou plus de créations contemporaines… Mais enfin il y a eu de nombreuses propositions originales me semble-t-il. Je pense encore à la version française de Tannhäuser…
S.L. : Et le public suit toujours quand vous faites ces propositions ?
J.-L. G. : Le public suit, parce qu’il y a une relation de confiance qui s’établit. Reprenons la métaphore du libraire que j’utilisais précédemment : si vous retournez toujours chez le même libraire, c’est parce que vous savez qu’il vous conseillera des ouvrages qui pourraient vous intéresser ! Le public sait que, si on propose telle œuvre, c’est que cela en vaut la peine. On peut ne pas aimer bien sûr, mais on sait qu’on peut faire confiance – et donc on prend le risque de la découverte.
S.L. : Vous avez déclaré qu’a priori vous ne reprendriez pas la direction d’un théâtre, sauf proposition vraiment exceptionnelle…
J.-L. G. : J’ai eu cette chance d’être actif de façon quasi ininterrompue depuis mes débuts (j’ai été directeur très jeune, à 25 ans…), et en octobre prochain, cela va faire presque 40 ans que je travaille. Je pense être le plus ancien directeur d’opéra en exercice au monde… Je ne vois pas trop en fait ce qui pourrait me faire changer d’avis : j’ai eu des responsabilités importantes, dans des endroits magnifiques… Que puis-je souhaiter d’autre ? L’idée de me consacrer à la mise en scène me convient parfaitement, j’ai déjà de très beaux projets (une nouvelle Norma à Sydney notamment) et mon agenda est quasi plein jusqu’en 2025 !
S.L. : Vous connaissez très bien Cecilia Bartoli, j’imagine que ces relations privilégiées vont faciliter le tuilage et la passation de pouvoirs ?
J.-L. G. : Bien sûr, nous travaillons en permanence ensemble. C’est moi qui ai proposé à Cecilia de me succéder. Elle ne m’a pas cru tout de suite, mais quand je lui ai annoncé que ma décision de partir était prise, elle a accepté. Je suis allé voir le Souverain et la Princesse Caroline – qui est ma Présidente – pour leur annoncer à la fois que je souhaitais quitter mes fonctions, mais aussi que j’avais un nom à proposer pour prendre le relais. Ils ont été l’un comme l’autre très enthousiastes quand je leur ai annoncé que Cecila était prête à se lancer dans l’aventure !
S.L. : Vous êtes heureux que ce soit une chanteuse qui s’apprête à diriger l’institution ?
J.-L. G. : Très. Les opéras doivent être dirigés par des artistes ! Imagine-t-on nommer à la tête de la Comédie Française quelqu’un d’autre qu’un comédien ou un metteur en scène ? À la tête d’un ballet quelqu’un d’autre qu’un chorégraphe ou un danseur ? Non. Pourquoi un théâtre d’opéra ferait-il exception ? Pourquoi serait-il dirigé par un simple amateur de musique, ou par un pur gestionnaire ? Cela n’a aucun sens.
© choregies.fr
S.L. : Être à la tête d’une institution comme les Chorégies d’Orange, ce doit être très différent de la direction d’un théâtre ? Les événements sont beaucoup plus ponctuels, très ramassés dans le temps…
J.-L. G. : J’adore Orange ! J’ai commencé à y travailler dès 1981, en tant qu’assistant de Raymond Duffaut, qui venait tout juste d’arriver (son premier festival a eu lieu en 1982). Quand j’ai pris la direction des Chorégies, mon objectif a été d’éviter de les transformer en simple tiroir-caisse. Les Chorégies doivent rester avant tout un projet artistique et ne pas se réduire à un projet économique. Ainsi jouer chaque fois à deux reprises les ouvrages proposés, cela contraindrait à ne programmer que les blockbusters (Aida, Traviata, Tosca, Carmen), donc à restreindre le répertoire et à perdre le goût de l’aventure. Évidemment, mes premiers choix, Mefistofele et Guillaume Tell notamment, ont pu paraître un peu déroutants à certains. Mais pour la troisième année, en 2020, avec Samson et Dalila et La Force du destin, nous avons littéralement battu des records au niveau de la réservation des places, preuve que nos choix artistiques ont été validés ! Si la Covid n’avait pas contraint à tout annuler, les Chorégies auraient pu être à l’abri pour trois ans…
Mefistofele à Orange en 2018 © Bruno Abadie
S.L. : Je me suis laissé dire que vous aimeriez réintroduire du théâtre parlé aux Chorégies…
J.-L. G. : Tout à fait ! Je sais même ce que je proposerai et quand je le proposerai si c’est moi qui reste aux manettes des Chorégies. Ce serait une façon de renouer avec leur vocation première. Parmi les nouveautés que je mets en place, il y a aussi, cette année, plusieurs projets avec des jeunes artistes : une tournée de L’Élixir d’amour, dans un camion qui sillonnera les routes du sud de la France, par exemple ; ou encore « Scène émergente », un dispositif auquel participent trois jeunes chanteurs français (Solen Mainguené, Marion Lebègue et Jean Miannay), et qui aura lieu au Palais des Princes.
S.L. : Samedi 10 juillet sera donné, dans le Théâtre Antique, le Samson et Dalila de Saint-Saëns, une œuvre qui n’y a pas été jouée depuis… 1978 ! et qui l’aurait été l’an dernier si elle n’avait pas dû être annulée en raison de la pandémie… Peut-on en savoir un peu plus sur la façon dont vous avez conçu le spectacle ?
J.-L. G. : J’avais en fait imaginé un dispositif scénique, auquel j’ai finalement choisi de renoncer : je ne voulais pas qu’on se lance dans la construction de décors pour nous entendre dire, par la suite, que le spectacle serait annulé – car jusqu’à il n’y a pas si longtemps, nous n’étions pas certains que les festivals pourraient se tenir. J’ai donc entièrement repensé le spectacle et imaginé un tout autre dispositif… que vous découvrirez le 10 juillet ! Sachez que la vidéo y joue un certain rôle…