Camille Delaforge : « J’aime la voix et le rapport à la scène, j’aime voir la musique prendre corps »…
Elle va remettre en lumière en août prochain, au prochain Festival de Sablé, un opéra-ballet aujourd’hui bien oublié : Les Génies, ou les Caractères de l’amour, composé par Mademoiselle Duval et créé en 1736. la distribution en sera fort séduisante : Jodie Devos, Anna Reinhold, Fabien Hyon et Guilhem Worms. Un événement à ne pas manquer ! Rencontre avec Camille Delaforge, cheffe de l’ensemble Il Caravaggio.
Stéphane Lelièvre : Comment êtes-vous venue à la musique, Camille Delaforge ?
Camille Delaforge : Lorsque j’étais enfant, la culture musicale était très présente à la maison – même s’il s’agissait plutôt de rock des années 60/70 ! Je suis donc allée très vite au conservatoire, mais j’ai commencé par la danse.
S.L. : Quelle coïncidence avec mademoiselle Duval, cette compositrice qui était aussi claveciniste et danseuse, et dont vous allez bientôt proposer l’opéra-ballet Les Génies, ou les Caractères de l’amour au festival de Sablé [1] !
C.D. : Exactement ! Je vis peut-être la 77e vie de mademoiselle Duval ! Pour revenir à mes premiers pas dans la musique, j’étais inscrite, enfant, dans des classes à horaires aménagés ; donc toutes les après-midis j’étais au conservatoire, pour de la danse bien sûr, mais aussi pour la formation musicale qui y était nécessairement liée. J’ai donc commencé à étudier le piano, même si ce n’était pas alors ma priorité.
S.L. : Qu’est-ce qui a fait que vous avez basculé vers la musique en général et le piano en particulier?
C.D. : La rigueur qu’exigeaient mon père et ma professeure, qui étaient très pointus sur le travail personnel. Le piano a pris progressivement de plus en plus de place. Parallèlement, j’ai développé une passion pour l’Histoire : je voulais être archéologue, ou conservatrice de musée. C’est ce qui m’a petit à petit orientée vers la musique ancienne, et je me suis mise au clavecin à 17 ans. J’ai bénéficié de l’enseignement d’une formidable professeure : Hélène Dufour.
S.L. : Qu’est-ce que le clavecin et la musique ancienne vous ont apporté par rapport à la pratique du piano ?
C.D. : Sans doute un sentiment accru de créativité et de liberté… Par ailleurs, les classes de clavecin se trouvaient juste en face des classes de chant, or ce que j’aimais par-dessus tout en pratiquant le piano, c’était l’accompagnement des chanteurs. C’est ainsi que tout s’est mis progressivement en place et que mes principaux centres d’intérêt (clavecin, musique ancienne, musique vocale) se sont développés. Je rêvais d’intégrer la classe de Blandine Verlet : elle m’a acceptée dans son cours, et quelque temps après j’ai intégré le CNSM.
S.L. : Et la direction, comment est-elle arrivée dans votre parcours ?
C.D. : Dès mes études à Reims j’ai suivi une classe de direction. C’était finalement pour moi, qui avais pratiqué la danse, un moyen de continuer à travailler le rapport du corps à la musique ! Lorsque je suis entrée au CNSM, j’ai mis la direction entre parenthèses car j’avais beaucoup à découvrir et à apprendre, notamment en termes de répertoire. Mais cet intérêt pour la direction est vite revenu lorsqu’il a été question, il y a trois ans, de créer l’ensemble Il Caravaggio.
L’ensemble Il Caravaggio © Charles Plumey
S.L. : Finalement, comptez-vous conserver toutes les casquettes qui sont actuellement les vôtres ou pensez-vous vous spécialiser dans un domaine en particulier ?
C.D. : Dans le répertoire qui est aujourd’hui celui du Caravaggio, je dirige du clavecin, il m’est donc impossible de renoncer à cet instrument et je tiens absolument à en conserver la pratique ! Mais je souhaite également continuer l’accompagnement de chanteurs, que ce soit au piano ou au clavecin : c’est quelque chose que j’adore. Les récitals que j’ai proposés avec Guilhem [2] ont été de vrais moments de bonheur.
S.L. : Quelles sont pour vous les qualités qui doivent être celles d’un bon accompagnateur ?
C.D. : Lors d’un récital, nécessairement, la voix est mise au premier plan. Mais cela induit, en amont, un travail particulier : il faut que le pianiste ne soit pas un simple « accompagnateur » (le mot est d’ailleurs en soi très révélateur de l’image qu’on se fait de cette fonction !), mais un vrai partenaire qui parvient à trouver le subtil équilibre voix/piano : le claviériste soutient la ligne vocale tout en étant également acteur du projet musical. Lorsque cet équilibre est trouvé, la musique y gagne beaucoup !
S.L. : Une femme à la tête d’un ensemble, cela surprend, heureusement, bien moins qu’il y a quelques années : vous avez le sentiment que les choses bougent dans le bon sens pour ce qui est de l’égalité femmes-hommes dans le milieu musical ?
C.D. : Oui, de toute façon, les choses ne peuvent que bouger en la matière : nous partons de trop loin! Mais il reste encore bien du chemin à parcourir… Il n’est pas rare, par exemple, d’entendre dire qu’une femme occupe tel poste non pour ses qualités, mais pour des raisons de « quotas ». Et le fait de nommer une femme à la tête d’un orchestre crée encore l’événement, alors que ça ne devrait tout simplement pas être un sujet ! Et que dire de l’extrême rareté des femmes nommées à la tête de salles de concerts ou d’opéras… En fait, il faut déconstruire certaines habitudes, certaines visions extrêmement genrées du management d’équipe : on considère qu’un groupe doit être géré selon certains procédés associés (d’ailleurs parfois à tort) à l’image que l’on se fait de la masculinité.
S.L. : Pierre Dumoussaud me disait récemment que les principales qualités d’un chef d’orchestre résidaient dans le relationnel, la faculté à établir le contact avec les musiciens et à travailler avec eux de façon harmonieuse. Vous partagez ce point de vue ?
C.D. : Certes, mais j’ajouterais également la persuasion, l’enthousiasme, et la capacité de croire en beaucoup de choses : croire en son projet, croire en sa capacité à emmener les autres là où l’on souhaite aller. Mais tout est lié : c’est sans doute cet enthousiasme qui fait que la relation est bonne avec les musiciens ! La vraie difficulté selon moi, c’est de maintenir une bonne relation avec l’équipe, être à l’écoute de chacun des musiciens, mais sans jamais perdre de vue pour autant l’exigence artistique et musicale.
S.L. : Pouvez-vous nous parler de cette mademoiselle Duval que vous allez remettre à l’honneur lors du prochain festival de Sablé, et de son opéra ballet Les Génies ?
C.D. : C’est la deuxième femme dont on ait proposé un opéra à l’Académie Royale de Musique. L’été dernier, nous avons proposé des extraits de Céphale et Procris, un opéra-ballet d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, la première femme à avoir été jouée à l’Académie Royale. Le fait que ce soit une femme qui ait composé cette œuvre fait entendre, me semble-t-il, un traitement musical du livret (dans la caractérisation des personnages notamment) différent de ce à quoi nous sommes habitués. L’extrême finesse, l’originalité des sentiments amoureux ressentis par Procris proviennent sans doute de ce regard féminin posé sur le personnage. Cette Élisabeth Jacquet de la Guerre est par ailleurs une personne étonnante, et pas seulement en tant que musicienne : à la mort de son mari, elle choisit de ne pas se remarier et de rester indépendante. On peut voir dans ce geste un pas important vers la professionnalisation des femmes musiciennes. En tout cas cette belle expérience musicale m’a donné envie de poursuivre cette exploration des œuvres écrites par des compositrices… D’où mademoiselle Duval, dont on sait peu de choses en fait. Nous devons proposer une version réduite des Génies (un opéra qu’elle a composé à l’âge de dix-huit ans !) pour le festival de Sablé, mais le livret est traité avec tellement de finesse qu’il m’est très difficile d’opérer des coupures. Il est par exemple extrêmement délicat de couper dans les récits : la musique en est très soignée, et les sentiments y sont développés et évoqués avec beaucoup de subtilité. Mademoiselle Duval était aussi, visiblement, très attentive aux couleurs de l’orchestre : elle apporte ici ou là certaines indications sur l’orchestration, en précisant que pour telle page, elle souhaite la présence de violons, ou que tel air doit être accompagné par deux flûtes et un violon,… On sent par ailleurs, au soin qu’elle accorde aux récits, qu’elle était claveciniste : il y a une vraie volonté de valoriser le rôle du continuiste.
S.L. : Idéalement, comment souhaiteriez-vous qu’évolue Il Caravaggio ?
C.D. : J’aime la voix et le rapport à la scène, j’aime voir la musique prendre corps : si nous pouvions, dans quelque temps, proposer un opéra en version scénique, ce serait formidable ! Et pourquoi pas Les Génies de Mademoiselle Duval ?
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[1] Informations et réservations sur le site du festival de Sable.
[2] Guilhem Worms. Voir notamment le compte rendu du récital donné au Festival Rosa Bonheur en juillet 2020.
Questions Quizzz…
- Une œuvre que vous adoreriez diriger…
La Flûte enchantée. C’est un rêve qui me poursuit depuis mes 10 ans !
- Ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?
Le groupe.
- Ce qui vous plaît le moins ?
Les egos.
- Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas fait de musique ?
Égyptologue.
- Que faites-vous quand vous ne faites pas de musique ?
Cette année, comme je n’ai pas fait beaucoup de concerts, par la force des choses… j’ai fait beaucoup de musique chez moi, pour compenser !
- Un artiste, ou une œuvre autre que musicale qui vous fascine ?
Le Caravage ! - Une cause à laquelle vous êtes attachée ?
L’accès à l’art et à la musique pour tous les enfants.