Elle abordera cet été Elisabetta de Rossini au festival de Pesaro, huitième rôle d’une riche galerie de personnages rossiniens dans lesquels elle excelle : Karine Deshayes revient pour nous sur ses débuts, et évoque sa carrière, l’évolution de sa voix et sa conception du métier. Une interview passionnante et sympathique, à ‘image de la chanteuse !
Nicolas Mathieu : Comment avez-vous rencontré l’art lyrique ?
Karine Deshayes : C’était d’abord par l’intermédiaire du disque, et aussi grâce à mon père qui est musicien. Mais ce qui a été un choc, c’est d’entendre les voix à l’opéra. Je me rappellerai toujours la production de la Norma à Garnier avec ces deux grandes chanteuses françaises que sont Michèle Lagrange et Martine Dupuy. J’avais alors une quinzaine d’années et fréquentais déjà la musique par la pratique du violon. Mais l’art lyrique m’avait conquise, et l’association de la musique et du théâtre était quelque chose qui m’attirait.
Que retenez-vous de votre parcours au CNSM de Paris ?
J’ai passé quatre années extraordinaires. La première année, j’ai étudié avec Jean-Paul Fouchécourt, avant de rejoindre l’année suivante mon professeur Mireille Alcantara. J’avais accès à la pratique théâtrale et travaillais avec Georges Werler, une figure dans ce milieu. J’ai aussi fait de l’escrime, ce qui m’a beaucoup aidée pour la scène. J’avais également beaucoup de sessions avec orchestre. Et puis, il y avait ces productions que l’on montait. Dès la première année, tous les jeunes chanteurs intervenaient dans L’Amour des trois oranges de Prokofiev mis en scène par Andrei Serban. Il nous autorisait dans le même temps à venir voir les répétitions de la Lucia à Bastille avec Alagna et Anderson. On avait déjà un pied à l’étrier, et c’était extraordinaire ! J’ai eu aussi la chance de suivre l’option baroque qui était à l’époque menée par Emmanuelle Haïm. Grâce à elle, j’ai pu auditionner pour William Christie et Christophe Rousset, et cela m’a ouvert beaucoup de portes. Sans parler de la musique de chambre que j’ai beaucoup travaillée. Enfin, j’ai rencontré beaucoup d’amis au CNSM avec lesquels je suis toujours en contact et avec qui je travaille.
Puis, il y a eu la troupe de l’Opéra de Lyon…
J’avais 26 ans lorsque je suis arrivée en troupe. Je n’avais alors pas beaucoup d’expérience… À Lyon, j’étais avec Stéphane Degout et Paul Gay, et ce fut une aventure extraordinaire. Au Conservatoire, nous participions à un spectacle par an, et la cadence s’est accélérée à Lyon. Là-bas, nous étions chouchoutés pendant un an, nous étions guidés par les chefs de chant et les coachings que l’on voulait, et l’on montait des productions, à un rythme toutefois différent de ce qui se fait en Allemagne dans la mesure où l’on ne changeait pas de répertoire tous les soirs. C’était une sorte d’équilibre. De même, on alternait la même année entre des rôles de 1er et de 2nd plans, ce qui empêchait une fatigue vocale. On y a vraiment appris toutes les facettes du métier en chantant avec des artistes invités, des chefs d’orchestre et des metteurs en scène différents.
Le conseil que vous avez reçu et qui vous accompagne aujourd’hui ?
Chanter avec sa voix, écouter sa voix, et ne pas aller trop vite. Chanter avec sa voix, c’est-à-dire ne pas vouloir copier ce que l’on entend au disque. Car même si je souhaite chanter comme telle ou telle personne, je ne peux pas pleinement l’imiter, car je n’ai pas la même voix. Écouter sa voix ensuite, pour la respecter et faire en sorte qu’elle puisse durer. Ne pas aller trop vite enfin, pour ne pas commettre d’erreur. Il faut savoir dire non ! Évidemment c’est toujours délicat, car on se dit « si je dis non, je ne serai pas réengagée ». Mais il vaut mieux dire non que de se tromper, car par la suite, ce sera plus difficile.
Rossini, La Cenerentola ("Nacqui all'affanno...")
La musique de Rossini, qui compose une large part de votre répertoire, est jubilatoire pour l’auditeur. En est-il de même pour l’interprète, quand on sait toute la maîtrise technique qu’elle exige ?
Bien sûr, et heureusement. Si elle ne l’est pas pour nous, elle ne le sera pas pour l’auditeur. Le chant doit paraître naturel, et c’est tout le travail de la technique qui permet d’y accéder. Et c’est seulement une fois que l’on a cette maîtrise que l’on commence à s’amuser, à vraiment incarner le personnage et être dans l’émotion. Rossini, comme Donizetti ou Bellini, explore tout l’ambitus vocal. Le travail principal est donc celui de l’homogénéisation de la voix. Il ne pas faut pas chanter avec trois voix, avec trois couleurs réparties dans les aigus, les médiums et les graves, mais être capable de passer avec aisance d’un registre à l’autre, sans que cela soit accidentel ou dangereux pour nous.
Reste-t-il des rôles rossiniens que vous n’avez jamais chantés et que vous aimeriez ajouter à votre répertoire ?
Peut-être Desdemona, Ermione, Anaï dans Moïse et Pharaon, ou d’autres rôles que je n’ai pas explorés. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, je me dis que j’ai déjà beaucoup de chance d’avoir déjà chanté autant de rôles rossiniens. Le tout premier était Clarina dans La cambiale di matrimonio, suivi de Rosina, la Cenerentola, Elena, Isolier, Armida, Semiramide, et puis prochainement Elisabetta, qui sera mon huitième rôle. Cela me rend très heureuse, car il s’agit de l’un de mes compositeurs préférés. Je me sens d’ailleurs chanceuse d’avoir connu cette évolution vocale, car on ne sait pas comment la voix évolue lorsque l’on commence.
À ce sujet, votre aisance actuelle dans l’aigu est-elle le fruit d’un travail particulier ou bien d’une évolution naturelle de votre voix ?
C’est vraiment la conséquence du travail. À mes débuts, je n’avais pas les mêmes aigus. J’ai construit ma voix avec mon professeur, demi-ton par demi-ton. Je connais très bien le geste à réaliser et je ne chante pas une note par hasard. Si cela paraît naturel aujourd’hui, c’est que nous avons bien travaillé (rires).
Comment considérez-vous votre voix aujourd’hui ?
Je suis une voix intermédiaire. Avant que le terme mezzo-soprano n’apparaisse au XIXe siècle, on ne se posait pas de question. On parlait de soprano ou de contralto. Dans le répertoire baroque j’ai d’ailleurs toujours été classée soprano II, et c’est ce que je suis ! On a l’aisance pour aller dans les aigus, mais on a besoin des médiums pour se reposer. C’est une question de confort vocal. Il y a aussi un élément lié à la couleur de la voix. De plus, avec le temps, de nouveaux rôles peuvent s’offrir à nous, rôles qui exploitent davantage l’aigu. Par exemple, dans Les Huguenots, j’ai chanté trois fois Urbain. Désormais, on me propose Valentine, car c’est une falcon, avec des aigus et des graves. Et si, par le passé, j’ai beaucoup chanté de rôles de garçons ou de soubrettes, désormais, en vieillissant, j’ai envie de faire plus de rôles de femmes, de tragédiennes…
Offenbach, Les Bavards
Dans « l’Instant lyrique » que vous avez donné, il y a un an, aux côtés de Kévin Amiel et Chiara Skerath, vous avez chanté un air des Bavards d’Offenbach. Si l’on vous proposait le rôle de La Grande-Duchesse, vous pourriez accepter ?
Bien sûr ! J’ai toujours aimé Offenbach, et j’ai déjà chanté dans quatre opéras bouffes. Quand j’étais en troupe à Lyon, j’ai eu la chance de jouer dans la production de l’Orphée aux Enfers de Pelly qui avait été créée avec Natalie Dessay et Laurent Naouri. Ensuite, j’ai chanté dans le rare Barbe-Bleue à Avignon, avant de jouer dans La Périchole à Toulouse et dans La Belle Hélène à Toulon. Ce répertoire n’est pas facile pour autant. Je ne cesse de dire qu’il faut faire très attention au passage de la voix parlée à la voix chantée. Et puis, la musique de ce compositeur n’est pas de la petite musique. À côté des Contes d’Hoffmann, qui montrent une facette plus sombre du compositeur, on a une musique très enjouée, très vocale, et étendue sur un large ambitus. Et je me réjouis qu’elle soit davantage jouée qu’auparavant. On en a besoin.
L'air de La Reine de Saba ("Plus grand dans son obscurité" - 2016)
Après La Reine de Saba, vous auriez dû chanter L’Africaine à Marseille cette année. Vous aimez redonner vie à des ouvrages quelque peu oubliés ?
Cela m’intéresse, car je pense que certains ouvrages doivent être mis en lumière. Après, des personnes vont expliquer que si ce répertoire est oublié, c’est qu’il y a une raison. Or, à mon sens, cela ne tient pas tant à la beauté musicale de l’œuvre qu’à une difficulté de répertoire. Les opéras de Meyerbeer impliquent des voix incroyables, qui sont difficiles à caster. Il faut avoir une tessiture impressionnante, un grand volume sonore pour faire face à un orchestre énorme, ainsi que de l’endurance au vu de la longueur de ces ouvrages. Il faut quand même le trouver, le ténor qui chante Raoul dans Les Huguenots ! À ce titre, je tiens à saluer le travail du Palazzetto Bru Zane.
En parallèle de votre activité scénique, vous réalisez également des récitals. Comment appréhendez-vous ce format de concert ?
Le récital pur, normalement composé de mélodies ou de lieder, est au-dessus de toute chose en termes de difficulté. Il faut tenir l’attention du public pendant 1h – 1h30, seule devant le piano, uniquement avec le texte, notre voix et l’expression de notre visage. D’ailleurs, beaucoup ne s’y prêtent pas. C’est également un défi pour l’endurance vocale. En outre, ce qui est difficile me concernant, c’est que j’essaye d’intercaler des récitals au milieu de productions d’opéra, et ne peux donc pas répéter avec mon pianiste pendant des mois en amont comme pour les productions. Aussi, c’est pour moi un art difficile aussi bien en termes de programmation que de travail.
Vous donnez également des master class. Quel élément trouvez-vous le plus à reprendre chez vos élèves ?
D’une manière générale, ce sont des choses liées à la technique vocale. Si l’on se détache de la technique, on peut aller plus loin dans l’interprétation. Mais en se concentrant sur l’interprétation, il peut y avoir chez certains un oubli sur le plan technique. J’essaye donc toujours de les aider en mentionnant des petites choses faciles à régler rapidement pour aller plus loin dans l’interprétation. Je peux également dire des choses très spécifiques sur l’interprétation d’un rôle que j’ai déjà chanté. Et puis, c’est important pour moi de transmettre et de les encourager, surtout en cette période. Je les admire !
Karine Deshayes chantera le rôle-titre d’Elisabetta, Regina d’Inghilterra de Rossini au festival de Pesaro les 11, 14, 17 et 21 août prochains. Renseignements et réservations sur le site du festival.
1 commentaire
Une précision qu me semble importante: Karine Deshayes a appartenu à la troupe de l’opéra de Lyon, lorsque celui-ci était dirigé par Alain Durel et René Massis.