À l’issue d’une lumineuse présentation des rapports entre Richard Strauss, l’un de ses compositeurs fétiches, et la ville de Vienne, donnée au foyer de l’Opéra de Nice dans le cadre du cycle de conférences annuelles du cercle Richard WAGNER, Dominique Meyer, actuel directeur artistique du théâtre de la Scala de Milan, a bien voulu répondre à quelques questions de Première Loge.
Hervé CASINI : En quoi peut-on dire de vous, Dominique Meyer, que vous êtes un directeur passionné et non un administrateur-gestionnaire ?
Dominique MEYER : Je ne passe pas mon temps à me demander ce que je suis mais il me semble que l’on ne peut faire ce métier correctement que si l’on a la passion. Sans cela, c’est trop d’effort (rires) et cela n’aurait pas de sens ! Je vois naturellement qu’il y a parfois des personnes qui font ce métier par désir d’avoir un titre, une fonction…Je pense que c’est la mauvaise façon de prendre les choses. Ces personnes ne sont pas responsables d’ailleurs : les responsables sont ceux qui les choisissent !
H.C. : Le ballet Preljocaj (1991-2007), l’Opéra de Lausanne (1994-1999), le théâtre des Champs-Elysées (1999-2010), la Staatsoper de Vienne (2010-2020), le théâtre de la Scala de Milan désormais…Quelles sont, selon vous, les principales qualités et les savoir-être dont un directeur d’opéra doit impérativement être détenteur ?
D.M. : Au risque de surprendre, je pense que pour pouvoir faire un itinéraire international, il faut déjà pouvoir parler les langues ! Cela peut paraître trivial mais l’un des grands problèmes des collègues français, c’est que, souvent, ils ne parlent pas les langues étrangères. Je pense ensuite qu’il faut très bien connaître le répertoire, avoir une petite « oreille » pour les chanteurs, savoir gérer le personnel, savoir s’adapter à différentes situations. Dans ces quatre ou cinq établissements que vous citez, l’un est un opéra municipal, un autre une société par actions, deux encore sont des opéras nationaux. A ce titre, on doit donc composer avec des systèmes juridiques, des systèmes comptables, des organisations de droit du travail et des problématiques syndicales tous différents. Par exemple, à l’Opéra de Paris et à la Scala, il y a des syndicats très puissants. En revanche, à l’Opéra de Vienne, en dix ans, je n’ai pas fait une seule réunion syndicale !
On doit également s’insérer dans des systèmes de rapport avec les pouvoirs publics qui sont très éloignés selon les pays et d’un établissement à l’autre. Il faut savoir être flexible et essayer de comprendre… ce qui n’est pas toujours facile ! Mais, au fond, ce qui est amusant, c’est que, malgré leurs dimensions et leurs identités différentes, je crois que j’ai fait Così fan tutte dans tous les théâtres où je suis passé (rires) ! À la fin, il s’agit toujours de musique, de théâtre et de répertoire.
© Marco Brescia, Rudy Amisano - Teatro alla Scala
H.C. : D’un autre côté, vos expériences en cabinet ministériel, votre formation initiale d’économiste vous ont sans doute été utiles pour gérer des problématiques d’organisation du travail ou de gestion du personnel : vous aviez d’ailleurs été initialement administrateur de l’Opéra de Paris (1989)…
D.M. : Effectivement, et au final un individu c’est quelque part comme une glace à l’italienne ! On rajoute des couches successives et ça finit par composer une personne (rires). On est évidemment le produit de ses expériences et il faut essayer de retenir les enseignements de chaque étape.
H.C. : On sait que la Scala n’a pas toujours fait le bonheur de certains, même parmi les plus grands ! Puccini, par exemple, avait toujours conservé une certaine rancœur envers ce théâtre après la première de Madama Butterfly. De fait, aborde-t-on le poste de surintendant de ce théâtre avec les mêmes paramètres qui ont pu fonctionner ailleurs ? On dit le public scaligère très attaché au répertoire national et plutôt conservateur dans ses goûts : or, parmi les ouvrages que vous programmez pour cette saison 2021-22, figurent La Dame de Pique, Thaïs ou La Tempête ; de même, vous invitez des metteurs en scène réputés pour leurs relectures, tels Davide Livermore ou Olivier Py. Comment fait-on bouger les lignes dans un tel théâtre ? Est-ce si différent qu’ailleurs ?
D.M. : Tous les grands théâtres ont une identité. Je pense que la première chose qu’il faut essayer de comprendre quand on arrive dans une telle maison, c’est l’identité du lieu dans lequel on est amené à travailler. On ne peut pas aller contre cette identité. Personnellement, je n’aime pas imposer des vues qui soient uniquement les miennes, par exemple sur un programme. Je pense, au contraire, que par goût personnel, par enthousiasme, on va être amené à présenter quelque chose dont les spectateurs, la presse n’ont pas vraiment encore connaissance. Ce sera là l’un des objectifs de mon travail de directeur : mettre un coup de projecteur sur ce « quelque chose » ! Mais on doit le faire avec doigté. Je n’aime pas l’arrogance ni la façon dont certains ont tendance à vouloir imposer un goût, une idéologie, un certain type de spectacle ou encore à définir ce qui est licite et ce qui ne le serait pas. Je déteste cela parce que, pour moi, c’est le contraire de l’art.
Une fois que l’on a essayé de comprendre ce qu’est un établissement, ce qu’est son histoire, ce que sont ses racines, on peut alors greffer des choses sur la branche mais il faut le faire avec prudence et avec habileté, en entrainant plutôt les gens par la manche et en essayant de leur faire découvrir ce que, peut-être, sans cela ils ne connaitraient pas.
Je trouve que vouloir faire tabula rasa d’une histoire de trois cents années, c’est stupide. Moi, je ne suis pas capable de cela.
H.C. : En tant qu’amateur d’opéra se déplaçant sur de nombreuses scènes, on constate malheureusement souvent aujourd’hui un vieillissement du public. Observez-vous le même phénomène à la Scala et, éventuellement, quelles stratégies peut-on, selon vous, adopter pour renouveler le public ?
D.M. : Eh bien, je n’observe rien de tout cela ! Je continue à travailler en direction des jeunes, en direction des adolescents, ce qui est peut-être la partie la plus difficile car on ne peut évidemment pas les traiter comme des enfants…Cette catégorie d’âge est la plus délicate car c’est le moment où il est le plus difficile de tenir en groupe et où il suffit qu’un leader d’opinion commence à faire du bruit pour que cela se répercute très rapidement sur tous les autres…
Il y a une autre catégorie sociale qui nécessite tous nos efforts : ce sont les jeunes adultes pas encore très bien payés.
Je pense aussi qu’il y a un examen de conscience général à faire sur deux plans :
Tout d’abord, ce que j’appellerai l’excès d’arrogance. Je trouve qu’à force de toujours se mettre sur un piédestal pour être admiré, les responsables d’Opéras éloignent le public et créent cette intimidation alors que l’on devrait, au contraire, rendre les choses plus accessibles et arrêter de répéter que cet art s’adresse à un public d’élite, à un public préparé etc. alors que les réalités démentent cela et que tout passe avant tout par l’émotion ! Par exemple, je fais très souvent des concours de chant et qu’est-ce que j’observe ? Que 90% des candidats sont nés dans des familles pauvres dans lesquelles, certainement, on n’a pas fait des études littéraires de très haut niveau.
Et puis, il y a un deuxième point qui est très problématique : c’est que l’on est allé trop fort dans la course aux prix. C’est trop cher ! C’est trop cher, partout ! Et à force de vouloir toujours augmenter les recettes de billetterie – et je fais mon mea culpa, parce que je l’ai fait aussi ! – on finit par évincer des personnes qui aimeraient peut-être l’opéra, les concerts symphoniques ou la musique de chambre. Je pense qu’il faut que l’on redevienne accessible et qu’on arrête cette espèce de course à l’échalote, celle des cachets bien souvent trop élevés, des coûts trop élevés, des prix trop élevés. Je pense qu’il faut que l’on retrouve les moyens d’être accessibles !
H.C. : Pour terminer, je pensais, en préparant cet entretien, à ce livre extraordinaire du docteur Véron , un temps directeur de l’Opéra rue Le Peletier : Mémoires d’un bourgeois de Paris, qui dresse un tableau saisissant de la vie musicale et mondaine du XIXe siècle. À quand les mémoires d’un passionné directeur d’Opéra au XXIe siècle ? Peut-être y avez-vous déjà pensé ?
D.M. : J’y ai pensé très souvent, figurez-vous, et j’ai même commencé. Alors, maintenant, je les poursuis doucement, parce que je n’ai pas beaucoup de temps, mais on butte finalement toujours sur la même question : toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ou pas ? On a à la fois tendance à vouloir dire la vérité et, en même temps, à ne pas choquer des personnes qui pourraient peut-être se sentir égratignées ou attaquées. Là est la difficulté parce que naturellement, on ne vit pas dans un monde parfait où les personnes sont parfaites… et l’on n’est pas parfait non plus ! C’est donc un exercice difficile. Je préfère essayer d’aborder la chose en décrivant des situations ou des artistes, ou encore des moments. Par exemple, il y aura dans mes mémoires un gros chapitre consacré à l’orchestre philharmonique de Vienne, qui a été l’un des grands amours de ma vie et qui le sera toujours, ou à certains artistes que j’ai accompagnés ou qui m’ont accompagné, qui m’ont nourri ; ou, encore, à certaines personnes qui m’ont fait connaître des choses. Je préfère finalement faire des « Mémoires » qui soient des histoires de rencontres.
Dominique Meyer et Hervé Casini
Propos recueillis par Hervé Casini le 16 octobre 2021