De passage à Paris pour une mémorable Anna Bolena donnée en concert au Théâtre des Champs-Élysées, le ténor ENEA SCALA nous parle de l’évolution de son répertoire, de ses rapports avec les metteurs en scène, avec les chefs d’orchestre et avec les théâtres, et de ses projets pour les mois à venir
Camillo FAVERZANI : J’ai eu la chance d’assister à l’une des représentations de Norma à Bruxelles en décembre dernier, des représentations qui malheureusement ont été interrompues suite aux restrictions adoptées par le gouvernement belge afin de faire face à la pandémie et qui, de toute façon, se sont déroulées en présence d’un public extrêmement restreint. Comment avez-vous vécu l’expérience du Covid ? Est-ce que ç’a été une période difficile pour les artistes ?
Enea SCALA : Oui, bien sûr ; mais pour ceux qui, comme moi, avaient déjà une carrière derrière eux, et n’étaient jamais revenus chez eux que pour une vingtaine de jours, un mois au mieux, c’est-à-dire quand ils n’avaient pas d’engagements, le premier confinement a été aussi un moment de réconciliation avec soi-même, avec les amis, la famille, la maison, etc. Et si nous avons souffert, dans des proportions différentes, du manque à gagner, il y a eu des aspects qui nous ont permis de grandir intérieurement, de mûrir ; ç’a été un moment de réflexion, de méditation, sur notre passion aussi, qui nous permet d’accepter certains sacrifices – parce que c’est aussi une vie de sacrifices, le fait de ne jamais être chez soi. Cela a donc été l’occasion de considérer si le jeu en vaut bien la chandelle, quel retour nous en avons, quelles satisfactions, pas seulement économiques, parce que s’il en était ainsi, ce serait un lourd fardeau à porter, par rapport à l’absence de vie sociale, de vie privée. Et je crois que même vocalement, techniquement, du moins en ce qui me concerne, je me suis analysé, j’ai étudié, j’ai probablement grandi.
Ensuite, à partir de l’été 2020, on a recommencé à faire quelque chose, devant un public réduit, en plein air, pendant l’été, aux Arènes de Vérone, à La Fenice, les projets en streaming, à Bruxelles, La bohème à Marseille, Werther à Gand… Ce furent les pires moments, parce que ces projets étaient conçus pour ne pas abandonner le public et pour faire vivre le théâtre, et pour nous aussi, les artistes, tout en ayant des revenus très réduits, bien entendu, pour une seule représentation. Mais malheureusement il fallait toujours observer une semaine de quarantaine avant le début des répétitions, dans la hantise d’être positif, l’angoisse d’être contaminé par la suite pendant les répétitions ou le concert, courant le risque de ne pouvoir rentrer en Italie. Et même cette saison, malgré les vaccins, je me suis retrouvé à Bruxelles, pour Norma, puis à Hambourg pour Manon, devant faire le test tous les jours. Et donc tous les matins on se réveillait dans le doute : qui sait si aujourd’hui je suis négatif, si je peux chanter, si je dois rester encore une semaine avant de rentrer ? Sans compter les communiqués du théâtre : par exemple, tel jour la soprano ne peut venir parce qu’elle est malade, même si on ne nous dit pas qu’elle a le covid. Annulations, remplacements. Et ce n’est pas fini : avec les variants, on a désormais appris à vivre avec… Et malheureusement ça m’est arrivé aussi, trois ou quatre jours de toux et de rhume.
Norma à la Monnaie de Bruxelles (© Karl Forster)
C.F. : Pour revenir à des sujets plus joyeux, il y a eu ensuite, progressivement, plusieurs tentatives de réouverture, surtout à la fin du Printemps 2021, et on arrive à Norma. Je crois que Pollione a été un rôle important dans votre carrière, un tournant.
E.S. : Oui, toujours conçu, en ce qui me concerne, dans le sens du baryténor belcantiste, parce que, si je peux m’exprimer ainsi, Pollione n’a rien de plus (peut-être même a-t-il quelque chose en moins…),face au baryténor rossinien, parce que, par rapport aux rôles rossiniens que j’ai chantés et que je vais à nouveau chanter (Rinaldo dans Armida, Rodrigo de La donna del lago, Otello), Pollione n’a ni les suraigus ni les graves de ces personnages, la partie centrale, oui, mais pas la colorature qui, en revanche, est écrite pour les rôles féminins de Norma et d’Adalgisa. C’est ce qui laisse supposer que le Donzelli de la maturité, le premier interprète du rôle, n’avait plus la souplesse du chanteur rossinien, celle de Torvaldo (Torvaldo e Dorliska) ou du Cavaliere Belfiore (Il viaggio a Reims). C’est un rôle qui a été considéré comme très lyrique, même trop, de manière tout à fait erronée, parce que, sur le plan stylistique, souvent on n’a pas chanté ce qu’a écrit Bellini. On a entendu des grandes voix dans ce rôle mais de nos jours on a tendance à proposer Pollione à des collègues qui ont plus ou moins une vocalité comparable à la mienne. Chacun à sa façon, avec nos diversités, des subtilités de nature vocale différente, nous abordons tous ce rôle de la manière la plus appropriée.
C.F. : Il est vrai que par le passé le rôle e été chanté par bien des ténors dramatiques, probablement d’une manière peu adéquate sur le plan philologique.
E.S. : Pas que dans ce cas : Franco Corelli a aussi chanté Les Huguenots, même si en italien, cependant la partition et le style français ne correspondent absolument pas à son genre de vocalité. En plus, on a toujours fait beaucoup de coupures dans les passages les plus difficiles. Mais cela arrivait aussi pour beaucoup de rôles rossiniens d’avant la Rossini Renaissance. Dans l’Armida de Florence avec Callas, par exemple, les trois ténors chantaient un cinquième de ce qui est écrit dans la partition. Il n’y a que Callas qui chantait tout ce qui était écrit et c’est pour cela que nous pouvons dire qu’elle a été la première rossinienne du théâtre moderne.
C.F. : Mais il est vrai que Pollione est un ténor assez atypique chez Bellini, si on le compare à Elvino (La sonnambula) ou à Arturo (I puritani), et même par rapport à la période des années 1830 : c’est un ténor qui annonce le Donizetti de la maturité, presque pré-verdien.
E.S. : En effet, il n’est pas du tout conçu comme les rôles pour Rubini, il n’y a pas les mêmes difficultés dans le chant, vers l’aigu, dans la colorature. C’est un rôle décidemment plus lyrique, mais cela ne veut pas dire qu’il doit être dramatique. L’orchestration n’est jamais forte au point de devenir dramatique. Il faut se souvenir que Donzelli n’avait chanté Pollione que six ans après Belfiore, tous les deux conçus pour sa voix ; nous ne pouvons donc imaginer qu’en un laps de temps si court il s’était transformé en une sorte de Del Monaco.
Rigoletto, « Ella mi fu rapita » (Teatro Verdi de Pise , dir. Francesco Pasqualetti)
C.F. : Nous avons donc trois rôles, de compositeurs différents : Pollione, le Duc de Mantoue (Rigoletto) et Percy (Anna Bolena). Trois prises de rôles, je crois. Est-ce un tournant dans votre carrière ?
E.S. : J’avais déjà chanté le Duc de Mantoue en 2019. Plus qu’un tournant, je dirais qu’il y a continuité. J’ai déjà chanté toutes les reines donizettiennes. Il ne manquait qu’Anna Bolena. J’ai même chanté Caterina Cornaro, où Gerardo est encore plus lyrique que Percy, un rôle qu’a chanté aussi José Carreras, et des ténors bien plus lyriques. Un rôle encore plus central, avec moins d’aigus que Percy, par exemple. Disons donc que, ayant chanté Leicester (Maria Stuarda) qui est en revanche plus aigu, moins central, entièrement écrit sur une ligne de chant vers le haut, il me semble que Percy reste plus central, avec quelques moments plus aigus, reliés à des systèmes de coloratures positionnées aussi bien dans le premier que dans le dernier air et présentes surtout dans les cabalettes respectives, ce qui complique bien les choses, puisqu’elles arrivent à la fin d’airs déjà difficiles et forcément fatigants. C’est un rôle qui est écrit un ton et demi au-dessus et qui, bien évidemment, était chanté différemment, d’une voix de fausset, blanche, mais qu’on ne pourrait chanter ainsi de nos jours. Cependant Percy n’est pas un tournant, parce que j’ai déjà abordé le Donizetti serio à plusieurs occasions. J’ai fait Roberto Devereux à La Fenice et c’est un rôle qui n’a pas les aigus de Percy, tous écrits, un rôle plus central. Cependant, c’est le même genre d’écriture, dans le style, pour le dramatisme des duos, dans les récitatifs. Je ne vois donc pas ce tournant-là. Pollione, oui, mais c’est le fils ou le petit-fils des rôles rossiniens. Donc les trois rôles ne constituent pas un tournant :ce sont des rôles qui contribuent à enrichir mon répertoire.
C.F. : Par tournant, j’entendais que vous vous éloignez quelque peu de Rossini. De Rossini vous avez presque tout chanté, de très nombreux rôles seri et plusieurs opéras bouffes.
E.S. : Les rôles bouffes furent surtout au début de ma carrière, parce que plus légers. Et à cette époque-là personne n’aurait parié qu’un jour je chanterais les rôles de baryténor, même si deux ou trois personnes m’avaient dit que je n’étais pas fait uniquement pour le Rossini léger. Et cela s’est réalisé dès 2015 dans Armida, avec Alberto Zedda, puis Ermione, La donna del lago et ainsi de suite. J’ai aussi chanté Semiramide, il y a quelques années, qui n’est ni un opéra bouffe ni un rôle de baryténor. Le rôle d’Idreno est hybride, difficile pour toutes les voix, il faut beaucoup de courage.
Rossini, Semiramide (air d’Idreno, acte II, Venise, La Fenice)
C.F. : Vous avez interprété aussi quelques raretés, comme Sigismondo de Rossini.
E.S. : Ayant fréquenté l’Accademia de Pesaro, on m’a tout de suite attribué le rôle de Radoski dans Sigismondo, un personnage mineur. Le rôle principal était tenu par Antonino Siragusa et moi j’étais encore assez jeune et aux premières armes pour des rôles plus importants. À Pesaro, l’année suivante, j’ai chanté Mambre dans Mosè, L’occasione fa il ladro en 2013 et j’y retourne cette année pour Otello.
C.F. : Vous avez chanté des raretés aussi chez d’autres compositeurs, pas uniquement dans le monde rossinien : Salvini (Adelson e Salvini), Corasmino (Zaira), Gerardo, dont on parlait tout à l’heure, et même Egeo dans Medea in Corinto de Mayr. Que pensez-vous de ces opéras moins représentés qui, j’estime, devraient être réhabilités ? Mayr, par exemple, est un compositeur à redécouvrir.
E.S. : Bien sûr. On parle d’opéras que j’ai chantés à Martina Franca, aussi bien Medea que Zaira, il y a dix ans, alors que, enregistré par Opera Rara avec Daniele Rustioni, à Londres, Adelson e Salvini a été donné en concert au Barbican Center. Il s’agit de rôles dont on ne peut se passer. Le belcanto en découle. Donizetti naît de Mayr et à mon avis c’est une école excellente que d’aborder ces rôles, parce que dans Zaira, par exemple, il y a un premier air très difficile et pour arriver à des rôles de ténor extrêmes comme ceux du Pirata ou des Puritani, il est sûrement bon d’avoir d’abord abordé Zaira ou La sonnambula, comme dans mon cas. J’ajoute qu’Il pirata est aussi un opéra que j’aimerais chanter, tôt ou tard. De Zaira aussi il y a eu un enregistrement, en public, très émouvant. Medea de Mayr a été une très belle opération. Nous étions deux ténors. C’est le style du Rossini napolitain, deux ténors, deux sopranos, chacun ayant des couleurs différentes. Ce sont des opéras très beaux. Il faudrait les proposer plus souvent, parce qu’on donne toujours les mêmes titres (Tosca, La bohème, La traviata, Il barbiere di Siviglia). Il faudrait davantage de variété.
Bellini, Adelson e Salvini, session d’enregistrement pour Opera Rara
C.F. : De plus, Medea précède de peu l’arrivée de Rossini à Naples et la troupe est déjà la même : Manuel Garcia, Andrea Nozzari, Isabella Colbran dans le rôle de Medea. C’est davantage Rossini qui puise chez Mayr, il hérite de sa troupe et en partie de son style aussi, bien que Rossini l’enrichisse de sa propre empreinte personnelle.
E.S. : En parlant de Médée, je chanterai l’opéra de Cherubini à Madrid en 2024.
C.F. : Il y a tout un répertoire du début du XIXe siècle à redécouvrir, Mayr, mais aussi les contemporains de Bellini et de Donizetti, et puis de Verdi, comme Pacini et Mercadante.
E.S. : Absolument, mais les théâtres n’investissent pas, ils ont peur, et c’est un autre des préjudices de la pandémie, parce que, même si les théâtres voulaient prendre des risques en proposant des répertoires différents, maintenant ils ne le font plus, parce qu’ils craignent de ne pas remplir la salle, que le public ne vienne pas nombreux. C’est trop cher. Donc ils ne prennent plus de risque.
C.F. : En parlant de répertoire, avez-vous une prédilection ? Parce qu’il arrive parfois que les directeurs de théâtre proposent Rossini ou Donizetti, alors que l’interprète préférerait chanter autre chose.
E.S. : Non, j’ai heureusement une carrière très variée, basée sur des rôles différents entre eux, même s’ils viennent du belcanto, avec quelques incursions dans le répertoire français et dans le répertoire verdien, que je vais aborder davantage à l’avenir – il y aura Un ballo in maschera à Marseille –, et je peux dire que j’ai de la chance, parce que je ne suis pas catalogué seulement comme ténor rossinien ou belcantiste. Je viens de ce répertoire, mais je chante aussi autre chose, Mozart par exemple. Dans le futur, je chanterais bien volontiers Idomeneo. Je reviens toujours à Rossini, Donizetti, Bellini, parce que c’est mon point de départ. Et c’est en chantant aussi d’autres répertoires que j’en reviens enrichi, parce que ma voix y gagne en volume, et pas seulement, en couleurs aussi, en épaisseur, parfois en héroïcité, utile également dans les rôles rossiniens. J’adore tout ce qui est bien écrit pour ma voix. Si aujourd’hui on me proposait un Rossini bouffe ou un Donizetti bouffe, je refuserais, parce qu’ils ne sont plus adaptés à ma voix qui a besoin d’une solide base centrale, lyrique, en pointant, avec des élans vers l’aigu, mais toujours en se référant à la première octave, sinon cela sonne trop métallique et peu chaleureux ; tandis que s’il y a un « centre » à développer, je me sens bien plus à l’aise.
C.F. : Avez-vous donc renoncé à Nemorino (L’elisir d’amore) et à Ernesto (Don Pasquale) ?E.S. : Ernesto, oui, mais il y a une autre raison. La seule chose qui soit bien écrite pour ma voix chez Ernesto, c’est la cavatine, pas la cabalette. Je la chanterais bien volontiers en concert mais la cabalette est écrite pour une voix plus légère, moins centrale. Le fait est que ce sont les ténors légers qui la chantent. Par ailleurs, les metteurs en scène rendent ces rôles de telle manière que le ténor apparaît comme l’idiot de la situation, et cela me gêne, parce que, nous pouvons bien jouer la comédie mais pourquoi est-ce toujours le ténor qui doit être le sot ? Je referais avec grand plaisir L’elisir d’amore, parce qu’il est très bien écrit pour ma voix ; la dernière fois, je l’ai chanté à Berlin en 2016, mais on ne me l’a plus proposé. Si on me le proposait dans une mise en scène où Nemorino n’est pas le sot du village, je le referais. Malheureusement, lorsqu’on le demande à des stars internationales, ce sont elles qui règlent la mise en scène. Mais pour un chanteur qui n’a pas la même renommée, on lui fait faire tout, on le traite comme un moins que rien qui doit faire rire. Et ça, je n’aime pas, parce que le personnage perd en dignité, il perd même une part de son caractère.
Enea Scala durant son entretien avec Camillo Faverzani
C.F. : Quel rapport avez-vous avec les metteurs en scène et les mises en scène ?
E.S. : Je n’ai presque jamais eu de problèmes avec les metteurs en scène. Bien évidemment, il y a des moments dans une carrière, au début, où on doit aussi s’adapter à des diktats, parce que notre avis souvent ne compte pas. On peut dire : je ne peux pas me mettre dans cette posture, parce que ça ne m’aide pas à chanter. Mais on ne peut pas choisir. Avec le temps, on peut davantage s’exprimer, donner son avis. Si le metteur en scène est bon, alors il parvient à vous convaincre. S’il a une idée vraiment forte, s’il sait l’expliquer en choisissant les mots qu’il faut, s’il vous fait comprendre pourquoi il faut faire une chose plus qu’une autre, s’il est vraiment intelligent et parvient à lire dans vos pensées la clé pour y entrer, il vous convainc et on accepte, tout en se disant que ce n’est pas ce que l’on ferait – mais, après l’explication, cela prend sens. Quand ils ne parviennent pas à vous convaincre, soit on accepte afin de ne pas créer de tensions, parce qu’il est important de ne pas susciter d’altercations au sein du théâtre ou de la troupe – autrement cela devient difficile à vivre, pendant les répétitions et les représentations, jusqu’au bout, comme pour tout autre métier. Soit, dans certains cas, lorsque le metteur en scène exige, par exemple, de vous faire chanter l’air principal du fond de la scène, on signale qu’en général le public préfère voir l’artiste de près et en plus si la voix est plus proche, elle se projette mieux et dépasse l’orchestre. Mais malheureusement certains metteurs en scène (pas tous !), ne connaissent pas la musique ; ils viennent du théâtre ou du cinéma, ne connaissent pas l’opéra et se fondent sur des critères cinématographiques ou théâtraux à grands effets. Mais avec les bons metteurs en scène, on obtient une syntonie parfaite et on parvient à créer le personnage adéquat, et c’est ainsi que naissent les plus grands succès.
C.F. : Et y a-t-il des metteurs en scène qui se laissent convaincre par les besoins du chant ?
E.S. : Ce sont mes préférés ! Il y a ceux qui, ayant conscience de l’expérience de l’artiste qui connaît son personnage, qui le possède, parce qu’il l’a déjà chanté ou l’a étudié de manière très approfondie ou le sent conforme à sa nature, font confiance pendant les répétitions aux qualités de l’interprète, lui laissent une grande liberté, n’ajoutant que peu de chose aux propositions du chanteur. L’important est de créer le personnage. Il est inutile de revenir sur le nom de stars internationales, puisqu’il va de soi qu’ils sont bons (Graham Vick, Krzysztof Warlikowski, Damiano Michieletto), mais un metteur en scène italien très talentueux avec qui j’ai très bien travaillé est Stefano Vizioli. Nous avons fait La sonnambula en 2010 et j’étais vraiment très à l’aise. C’est l’exemple type d’un metteur en scène simple, linéaire, ayant des idées efficaces, qui ne gênent pas la musique.
C.F. : Vos projets à venir ?
E.S. : Nous avons parlé d’Un ballo in maschera à Marseille en 2024. Dans l’immédiat, il y a Raoul de Nangis des Huguenots à Bruxelles. Cette année il y a une série de grands opéras. Après Les Huguenots, il y aura Les Troyens à Cologne, où je débute dans Énée, puis Robert le Diable à Palerme. L’an prochain, en revanche, il y aura la trilogie Tudor de Donizetti à Bruxelles, intitulée Bastarda. En réalité, il s’agit d’une tétralogie, puisqu’il y a aussi Il castello di Kenilworth. Toutes les reines en deux soirées. Un production énorme, planétaire, qui demande un grand investissement dans les décors, dans les costumes, pour les artistes. Ce sera le moment de mettre ensemble ce que j’ai chanté séparément dans les différents opéras, même si je ne reprendrai pas Devereux, seulement Percy et les deux Leicester (Kenilworth et Maria Stuarda).
C.F. : Quelques souhaits ?
E.S. : Prenons, par exemple, une voix comme celle de Gregory Kunde qui a très bien chanté Rossini jusqu’à soixante ans. Moi aussi, j’espère arriver à chanter le Rossini serio le plus longtemps possible ; tant que j’aurai la voix souple, la possibilité de chanter les coloratures et les aigus avec légèreté, je le ferai bien volontiers. Ensuite, le répertoire français, toujours. L’an dernier, j’ai abordé Werther en streaming et maintenant je rêve de le reprendre à la scène, parce que c’est un rôle magnifique. Je pense que Werther et Hoffmann, sont les rôles les plus beaux aussi bien sur le plan du chant que du personnage parmi ceux que j’aie jamais chantés jusqu’à présent. À l’avenir, il pourrait y avoir Faust. En ce qui concerne Verdi, j’espère également le développer et, après Un ballo in maschera, arriver bien tranquillement jusqu’au Trovatore, voire jusqu’à Don Carlo. Mais, une fois que l’on a fait Manrico, il est difficile de revenir à Rossini. Il faut donc y arriver calmement.
Cependant, je suis déjà très heureux, parce que j’aborde un répertoire très varié qui va de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle. La voix, c’est quelque chose de très personnel qui se règle en partie suivant la carrière ou qui, vice-versa, est réglée par la personnalité de l’interprète. Il y a des titres sur lesquels je n’aurais jamais parié il y quatre ou cinq ans et que je chante maintenant, Pollione justement, Raoul (Les Huguenots) ou Des Grieux (Manon). La voix change et la tête suit la voix. Malheureusement, parfois on entend des interprètes « standard », genre « répertoire du téléphone » : ils chantent tout de la même manière, la projection est belle, propre, mais ce n’est pas la partition. Je préfère une lecture plus personnalisée, même avec ses défauts, des petites choses personnelles qui donnent un plus, qui laissent une empreinte personnelle, une certaine émotion, la griffe indélébile de l’artiste.
C.F. : Dans le répertoire français, en plus des titres déjà évoqués, j’ai relevé quelques raretés telles que Le Duc d’Albe (Henri de Bruges) de Donizetti, La Juive (Léopold) de Fromental Halévy ?
E.S. : C’est un répertoire où je suis à l’aise. Ma première expérience – que je n’oublierai jamais – a été Castor et Pollux à Vienne, avec Christophe Rousset, en 2011. Une première expérience en français et dans un style musical difficile, parce que c’était un style techniquement proche de celui de Rossini, sans toutefois l’être. Je dus étudier deux rôles, dont un air très difficile, avec des aigus, des coloratures. Malheureusement j’étais très tendu, à cause de mes débuts en langue française, et probablement cela s’est perçu. Mais c’est normal, nous ne sommes pas des machines. Par la suite, j’ai fait L’Heure espagnole (Gonzalve) de Ravel, un opéra pas facile à chanter. J’ai commencé à étudier le français pour Arnold, après l’avoir chanté en italien, avec un coach de langue française et j’ai ainsi amélioré ma prononciation. Avec Le Duc d’Albe à Gand, j’ai commencé à le parler, à le comprendre. Ensuite il y a eu La Juive à Lyon. Même si le public perçoit toujours un petit accent italien, j’ai l’impression qu’il aime bien…
En parlant du répertoire français, je l’aime beaucoup aussi parce que la prononciation de la langue française aide à « arrondir », grâce à ses voyelles fermées, nasales et arrondies, et la voix sort ainsi de façon mieux amalgamée. Lorsque j’étais plus jeune et que ma voix était plus ouverte, plus écrasée, moins ronde, le répertoire français m’a aidé à arrondir la voix, de sorte qu’elle devienne plus belle. Et quand on chante à nouveau en italien, on introduit dans la prononciation italienne des formes que l’on emprunte à la langue française. C’est une des caractéristiques du chant français que j’aime beaucoup.
Le Duc d’Albe : « Anges des cieux »
C.F. : J’ai l’impression que vous avez un bon rapport avec les théâtres français.
E.S. : Les théâtres où j’ai le plus travaillé ont été Marseille, Lyon, le Théâtre des Champs-Élysées à Paris, Lille, Dijon et Rouen, où j’ai débuté en 2009, dans Le barbiere di Siviglia, peu après Jesi. Ce fut ma première expérience internationale. Ma carrière avait commencé depuis deux ans dans de petits rôles. Mon premier grand rôle a été Almaviva dans Il barbiere. Peut-être ai-je davantage travaillé en France qu’en Italie.
C.F. : En parlant de théâtres, une question qu’on doit sans doute vous poser à chaque fois : votre nom n’est pas un peu lourd à porter dans le milieu de l’opéra ?
E.S. : Jusqu’à présent… ça porte malheur ! (rires). À vrai dire, ce n’est pas forcément mon objectif. Ce qui m’intéresse, ce sont surtout les rôles. Je pense que si un jour on se souvient d’un chanteur, c’est pour son répertoire, non pas pour les lieux où il a chanté. S’il s’agit de grands théâtres, tant mieux. On choisit souvent les chanteurs en fonction de leur célébrité internationale, à moins qu’ils n’aient été formés par le théâtre lui-même, par le biais d’une académie. C’est comme cela à Paris, à New York, à Londres aussi. Il est important de chanter un rôle pendant au moins quatre ou cinq représentations, de manière à profiter du personnage, à le faire grandir, à le développer, à en prendre conscience. Si un jour je devais chanter là-bas, j’en serais heureux ; cependant, ce n’est pas une question de vie ou de mort.
C.F. : Avez-vous des modèles, même du passé, Nozzari, David, Garcia, Rubini ?
Giovanni Battista Rubini (1794-1854) en Arturo dans I Puritani
E.S. : Des modèles dans chaque répertoire, pour chaque auteur, parfois pour chaque rôle, oui, j’en ai beaucoup. Malheureusement nous n’avons pas eu la possibilité d’entendre les premiers interprètes et les partitions ne sont pas suffisantes pour savoir comment étaient rendues les notes à l’époque. Nous aurions eu de la chance si l’un de ces noms avait été enregistré, comme le dernier des castrats de la Chapelle Sixtine, mais malheureusement il n’en est pas ainsi. J’écoute souvent Beniamino Gigli, Enrico Caruso, et j’essaie d’en prendre un tout petit peu, mais là aussi le goût a changé. De nos jours on ne peut plus chanter de cette manière, ce serait ridicule dans certains contextes. Pavarotti aussi est toujours une référence, parce qu’il aide à comprendre le phrasé de certains rôles. Il donne l’impression de comprendre où il est possible d’obtenir telle nuance, en suivant ce qui est écrit mais en donnant quelque chose de plus. En changeant de couleur, parfois dans la même mesure ou dans deux mesures proches.
Une voix comme celle de Carreras a été une voix « volée » à Rossini, un baryténor. J’écoute son Otello et je me dis : pourquoi n’a-t-il pas fait ce répertoire ? Il a de très belles coloratures, une voix magnifique. Nous avons eu des voix volées à l’un ou à l’autre auteur, parce que ce sont des répertoires que l’on ne fréquentait pas alors.
C.F. : Alfredo Kraus ?
E.S. : Ah ! C’est une de mes idoles : il faut le prendre en exemple pour la manière dont il est arrivé au terme de sa carrière, son intelligence, dans le répertoire français, le belcanto donizettien, Verdi… On peut puiser chez lui, assurément, mais on ne peut pas imiter la voix de Kraus, son placement toujours très haut, mais toujours très personnel, qui parfois est perçu comme nasal, même si à mon avis ce n’est pas une voix nasale. On me dit que j’ai quelque chose de son style et j’en suis très heureux, si vraiment j’y parviens. J’écoute aussi Roberto Alagna, la rencontre parfaite de l’italianité et de la francité. Selon moi, quand il chante le répertoire français, il est magnifique. Quand je travaille, je l’écoute volontiers. De lui, je prends la bonne inspiration pour comprendre comment introduire l’italianité dans le chant français.
Alfredo Kraus (1927-1999)
Gregory Kunde et Chris Merritt pour Rossini, que j’ai personnellement connus et m’ont donné bien des conseils, deux artistes très aimables tous les deux. Tout le monde peut nous apprendre quelque chose, même les voix que nous n’apprécions pas particulièrement.
C.F. : Les chefs d’orchestre ?
E.S. : Ils m’ont tous donné quelque chose. Mais il y a ceux qui parviennent à mettre la voix plus en relief, parce qu’ils nous secondent mieux, et ceux qui sont malheureusement plus mécaniques et ont tendance à privilégier davantage l’orchestre que les voix. J’étais très à l’aise avec des chefs jeunes mais déjà expérimentés, Daniele Rustioni, Giampaolo Bisanti, Sesto Quatrini, Michele Spotti, Francesco Lanzillotta, mais aussi avec des artistes qui travaillent depuis des décennies, tels que Paolo Arrivabeni, Maurizio Benini, Gianandrea Noseda. Bien évidemment, il y a aussi ceux qui ne nous laissent pas de liberté et quelques-uns qui, en revanche, nous permettent de respirer. En général, je suis bien avec tout le monde, mais certains nous facilitent la tâche, d’autres moins ; il y a ceux que l’on doit suivre un peu plus, parce qu’autrement on risque d’être mis en difficulté. Au début, les jeunes chefs connaissent moins les voix car ils ont peu d’expérience, mais lorsqu’ils comprennent nos besoins, ils deviennent très constants, prompts, réactifs. Alberto Zedda, en tant que chef rossinien, m’a beaucoup donné, à l’Accademia rossiniana de Pesaro, en 2009, par des conseils dont je me souviens encore aujourd’hui, concernant non seulement l’interprétation de Rossini, mais aussi, plus en général, la manière d’aborder un récitatif, les passages difficiles de la colorature, l’étude des airs. Il était très sévère. Quand il se mettait en colère, il y avait un silence sépulcral. Pendant les répétions, il a fait pleurer même des collègues célèbres. Une excellente école : la personne la plus douce de ce monde, mais aussi la plus exigeante. Il refusait l’approximation.
C.F. : Une dernière question, mais nous y sommes déjà : votre formation.
E.S. : J’ai étudié à Bologne, au Conservatoire. Ensuite, en privé. Mais, bien évidemment, la formation rossinienne n’est pas venue du conservatoire, parce que malheureusement dans les conservatoires italiens, on ne l’enseigne pas ! Rossini est encore vu comme un compositeur mineur, face à Verdi ou à Puccini. Certains en viennent à chanter Verdi sans connaître le belcanto, ni même Mozart ou Haendel. En Amérique, les voix rossiniennes se forment vite, puisqu’on part de Haendel. C’est ce qui manque dans les écoles italiennes mais, bien entendu, cela dépend aussi des enseignants. Par la suite, j’ai poursuivi à l’AsLiCo (Associazione Lirica e Concertistica Italiana), avec La sonnambula, et s’est ouvert le chemin vers ce que je chante aujourd’hui, parce qu’Elvino est déjà un rôle pour Rubini, comme Percy. Autrefois, on faisait ses preuves dans les théâtres de province. Aujourd’hui ce n’est plus possible. L’AsLiCo les a quelque peu remplacés, mais il y a déjà les critiques qui viennent de partout, de même que le public, arrivant de toute la Lombardie et d’Émilie. Et puis il y a les concours organisés pour un rôle, une bonne expérience pour s’emparer un personnage. J’ai fait quelque chose dans ce genre avec Lo speziale de Haydn, en 2007, avec Claudio Desderi, dans le circuit de la Vénétie. Une expérience qui a été utile, parce que le style de Haydn se retrouve chez Mozart, et un peu de Mozart se retrouve chez Rossini. La boucle est bouclée. Enfin, l’Accademia rossiniana et l’expérience des seconds rôles, sur le terrain. Tout est utile afin de créer une base solide au fond de soi-même, psychologiquement aussi, pour faire face à mille ou deux mille personnes chaque soir, avec la même énergie, la même concentration. Ce n’est pas facile. Mais c’est indispensable…
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