Le ténor KEVIN AMIEL, le baryton STEPHANE DEGOUT et le chef MAXIME PASCAL viennent de proposer Le Chant de la terre de Mahler dans la version d’Arnold Schönberg au Festival de Saint-Denis. Une superbe interprétation, qui fait également l’objet d’une parution en CD.
Tous trois ont accepté de répondre à quelques questions pour Première Loge…
Stéphane LELIÈVRE : Maxime, vous venez d’interpréter à Saint-Denis – et de graver pour B Records – la version Schönberg du Chant de la terre. Pouvez-vous nous éclairer sur ces choix : celui de l’œuvre, et celui de cette version ?
© Gaspard Kiejman
Maxime PASCAL : Mahler est un compositeur qui m’accompagne depuis mes débuts, et spécifiquement son Chant de la terre, que j’ai même dirigé lors de concerts de fin d’année dans le cadre de mes études de direction. C’est une œuvre qui me suit, et dont j’ai l’impression qu’elle a toujours été présente dans ma vie – y compris la version Schönberg d’ailleurs, que j’ai découverte assez tôt.
Il était donc tout naturel que je m’y attelle, et un concert a été programmé au Festival de Saint-Denis, mais malheureusement en 2020, en pleine période de pandémie… Nous avons donc joué l’œuvre sans public et réalisé un film du concert, et je dois dire qu’avec le recul, cette expérience m’apparaît assez étrange : la version Schönberg n’a pas été choisie en raison de la pandémie ; pourtant, alors qu’il fallait réduire de façon drastique le nombre de personnes en présence pour des raisons sanitaires, elle est apparue comme une évidence au regard des circonstances et des contraintes qui étaient les nôtres. Et puis cette œuvre, qui se caractérise par une forte dimension introspective et qui interroge en profondeur notre rapport au monde, ne pouvait que faire entendre un écho très particulier, entrant étonnamment en résonance avec ce que nous vivions… Du reste, Mahler ne l’a-t-il pas composée alors qu’il vivait lui-même une sorte de confinement ? L’œuvre est comme frappée du sceau du destin : elle est quasi prémonitoire de la mort de Mahler, et sera d’ailleurs créée de façon posthume…
S.L. : Revenons sur Le Chant de la terre vu par Schönberg : pourquoi votre choix s’est-il arrêté précisément sur cette version ?
M.P. : Mahler était un des modèles, peut-être le modèle de Schönberg et de Berg. Le faire jouer, le faire entendre représentait pour Schönberg quelque chose de tout à fait particulier : n’oublions pas qu’à l’époque, Mahler était loin d’être joué et apprécié comme il l’est aujourd’hui. Cette version constitue selon moi comme un trait d’union entre les deux écoles de Vienne : elle s’inscrit dans un parcours, et présente une dimension historique et culturelle importante ; voilà pourquoi il me semble utile, nécessaire de la jouer, au-delà, bien sûr, des beautés qui lui sont propres.
S.L. : On dit parfois que Le Chant de la terre constitue la 9e symphonie de Mahler. Le compositeur qualifie d’ailleurs lui-même l’œuvre de « symphonie » pour solistes vocaux et grand orchestre. Peut-on dire ici, avec la version Schönberg et la présence d’un effectif orchestral réduit, que l’on a plus affaire à des lieder avec orchestre qu’à une symphonie avec voix ?
M.P. : Oui, c’est très juste. Mais je dirais surtout que, de façon étrange et un peu paradoxale, la version Schönberg permet de saisir l’originalité et la force de l’écriture de Mahler. Pour beaucoup, l’art, le génie de ce musicien résident essentiellement dans son orchestre, et l’on pourrait légitimement se poser cette question : « si l’on enlève l’orchestre d’une œuvre de ce compositeur, que reste-t-il ? » Il me semble en fait que le génie de Mahler, qui a irradié toute l’École de Vienne, réside dans le langage qui lui est propre : or le génie de son écriture polyphonique non seulement est restitué par un orchestre aux dimensions plus modestes, mais je dirais même que cet effectif réduit contribue ici ou là à mettre en lumière tel aspect spécifique de l’écriture polyphonique mahlérienne. Les motifs qui émaillent la partition, et qui, dans la logique d’un Deleuze, constituent autant de « personnages » – à la façon des figures dont grouille telle ou telle toile de Jérôme Bosch – prennent dans cette version Schönberg une dimension expressive particulièrement riche, particulièrement visible.
S.L. : En quoi le choix de cette version « de chambre » amène-t-il les chanteurs à une écoute, une relation, un dialogue différents avec les instruments ? La voix ayant moins à « lutter » avec les forces orchestrales, parvient-on plus facilement à nuancer, colorer, dialoguer ?
Stéphane DEGOUT : Je n’ai jamais chanté la version grand orchestre mais pour ma part, il n’y a aucun danger, tout est écrit comme des Lieder orchestrés, la voix et plus encore le texte, ont toute la place nécessaire. Même le passage rapide et relativement grave dans le quatrième, « Von der Schönheit », ne pose pas de problème puisque Mahler illustre le tumulte fait par ces jeunes cavaliers en couvrant parfois la voix, ça semble voulu et dans ce sens, ça parait très naturel. Il n’y a jamais à lutter contre l’orchestre, ni dans ces Lieder, ni ailleurs. Le dialogue avec des instruments solistes est peut-être plus évident, plus intime aussi.
Kévin AMIEL : Je pense que le choix de cette version de chambre nous amène effectivement à avoir un échange plus intime avec les instrumentistes, car moins nombreux et donc, on peut distinguer chacun d’entre eux et leurs oreilles sont un peu plus attentives à la voix et aux chanteurs. Par ailleurs, je ne pense pas que nous ayons « moins à lutter » avec l’orchestre : moins de musiciens ne veut pas dire moins de volume sonore ; l’intensité est évidemment différente, mais parfois cela dépend du lieu dans lequel nous jouons. Est-ce un lieu favorable à la voix ou à l’orchestre ? En fonction de la réponse, ce n’est pas aux chanteurs de s’adapter, mais à l’orchestre et au chef, ainsi qu’à son entourage pour que les balances soient les plus favorables à tous. Si une voix lutte pour y arriver, c’est que sans doute, elle n’est pas dans son répertoire ou que l’entente ne se fait pas correctement avec l’équipe.
S.L. : Le ténor chante presque deux fois moins que le baryton (ou l’alto) dans Le Chant de le terre, mais sa partie est réputée difficile et très exposée. Qu’est-ce qui, selon vous Kévin, constitue la principale difficulté de l’œuvre ? L’écriture particulièrement tendue de « Der Trunkene im Frühling » ? Le fait de devoir faire alterner ce registre tendu avec des pages plus légères, plus délicates comme le « Von der Jugend » ?
K.A. : La partie ténor est tendue dans sa tessiture et dans l’intensité orchestrale, dès les premières notes de son premier air, l’orchestre brille d’une belle puissance et la tessiture est assez haute. Heureusement le deuxième air, un peu plus léger permet une sorte de repos vocal avant le 3e air qui, celui-ci, possède des variantes entre les
© Océane Amiel
graves et les aigus. Les rythmes sont très changeants, parfois rapides, parfois lents, parfois légers, parfois puissants. Il faut donc une bonne palette de couleurs vocales et une bonne technique pour éviter de trop donner dès le départ et se retrouver en difficulté plus tard dans la partition !
S.L. : On vous entend habituellement plutôt dans les répertoires français et italien. Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ce projet ? Est-ce là le signe d’une possible orientation vers le répertoire allemand ?
K. A. : On m’entend surtout dans un répertoire, italien, car ma voix est assez italienne. Mais la découverte de nouvelles œuvres fait partie de notre métier de passion. J’ai déjà chanté en allemand, mais aussi en espagnol, français, anglais ou même en russe. Je regarde la partition, me cultive en écoutant les enregistrements déjà existants, travaille et si je sens comme un coup de foudre musical, je sais que je vais avoir envie de le faire et de le faire bien. La deuxième chose, c’est de le faire avec les copains, j’ai déjà travaillé avec Stéphane Degout et Maxime Pascal que j’adore et j’avais envie de faire ce projet avec eux et Le Balcon, car je sais que c’est une équipe qui marche et qu’on fait de la musique sans trop se prendre la tête. Et si d’autres projets en allemand se présentent, alors j’accepterai sans doute en fonction de la tessiture et des conditions de déroulement de ce projet.
S.L. : Stéphane, de Mahler, vous avez déjà interprété Des Knaben Wunderhorn, les Kindertotenlieder ou encore les Lieder eines fahrenden Gesellen. Que représente pour vous Le Chant de la Terre au sein du répertoire mahlérien ? Comment aborde-t-on une partition qui a déjà été interprétée par tant d’illustres devanciers, altos ou barytons ?
© Jean-Baptiste Millot
S. D. : Mahler est un monde à part dans le répertoire du Lied, plus souvent donné avec orchestre qu’avec piano. On sent à quel point composer était pour lui vital et reflétait sa vie. C’est d’ailleurs frappant à quel point sa mélancolie peut décupler la mienne… Je sais, quand je chante Mahler, que je vibrerai différemment, avant, pendant, et après le concert.
Les grands interprètes qui ont chanté ces œuvres avant moi ne m’intimident pas (pardon de ce manque de modestie !) : j’aime écouter plusieurs versions avant de me mettre au travail. Mais quand la musique est sue, elle m’appartient, je ne les écoute plus.
S.L. : Qu’est-ce que, selon vous, la voix de baryton peut apporter à l’œuvre, par rapport à celle d’alto à laquelle on est peut-être plus habitué ?
S.D. : La voix de baryton chante naturellement dans le registre de la voix parlée. C’est un atout considérable pour dire le texte. Mais il nous manque certainement la suavité et la douceur d’une voix de femme…
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Lisez ici notre compte rendu du récent concert de Saint-Denis !